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sillage de Rousseau. Quand Voltaire écrivait au Génevois qu’après l’avoir lu il se sentait des envies de marcher à quatre pattes, il pressentait avec justesse certaine direction de cette pédagogie.

Les Déracinés développent l’histoire de sept Lorrains auxquels a manqué une telle éducation, et qui sont victimes de l’éducation inverse. Au lieu de Velu II ou de Simon pour moniteur, ils ont eu pour maître le professeur Bouteiller… Ces maximes : Fais des actes spontanés, suis sans lutte ton âme perfectionnée par tant de siècles d’éducation morale, use de ces beaux trésors amassés, furent remplacées pour eux par la maxime Kantienne : Agis toujours de façon que la maxime de ton action puisse être érigée en loi universelle. À l’heureuse spontanéité d’une éducation ingénue, in hymnis et canticis, entre des animaux et des fleurs, fut substituée chez ces sept internes lorrains une éducation entre des murs froids, qui fixa leur raison sur des abstractions, leur énergie sur des buts chimériques. Un chapitre du livre montre M. Taine dans sa vieillesse se mettant à l’école d’un platane voisin des Invalides. Ce platane, plus encore que le chien velu, figure le moniteur d’une formation idéale. Mais nos Lorrains manquent de la première condition qui (selon une arboriculture mal informée) les rendrait de beaux arbres : ils sont des déracinés.

Les Déracinés forment probablement le sommet de l’œuvre de M. Barrès, le grand plateau plein d’espace et de lumière où l’on se promène longuement et d’où les vues sont larges. Nulle part plus qu’en ce panorama, placé entre les deux versants de sa montée juvénile et de sa descente vers les belles plaines, il n’a jeté d’expérience, de talent, d’humanité. Il semble qu’il y réalise un de ses rêves de Venise. Le livre est débordant d’intelligence comme un plafond de Tiepolo est débordant de lumière. Même dans la contexture de l’œuvre on retrouverait un peu la technique d’un bel art vénitien. La beauté étant la lumière, cela se meut entre des valeurs savantes de lumière et d’ombres, depuis cette lumière d’Orient allumée sur Sturel par Astiné Aravian jusqu’au trou d’ombre infect où pourrit entre des préparations anatomiques le sacrifié Mouchefrin. Un portrait étudié de M. Taine, beau comme ceux de Lamartine et de Balzac, y représenterait même l’art des grands figurateurs vénitiens de l’homme. En écrivant les Déracinés dans la force, l’intelligence, la maturité et la joie, M. Barrès s’est senti à nouveau en l’atmosphère où l’Homme Libre mettait son Église triomphante.