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tres[1]. » Cultiver, analyser ce malaise, épouser consciencieusement cette poussée des circonstances, sentir vivants et poétiques en lui le travail de l’inconscient et l’âme des foules, c’est le genre d’exercice et d’excitation que Philippe demande tant à sa campagne électorale qu’à ses méditations sur Bérénice. De cette même campagne électorale faite à Nancy avec M. Barrès, M. Paul Adam a tiré cette Bérénice extérieure, bousculée et diffuse, mais pleine d’intérêt qui s’appelait le Mystère des foules. On y retrouvait même certains motifs du Jardin, par exemple l’âne, figure du peuple : e il popolo, utile, paziente et bastonato

Le Jardin était destiné à témoigner « qu’un goût profond pour les opprimés est le développement logique du dégoût des Barbares et du Culte du Moi », comme dit la préface. « Mon inclination ne sera jamais sincère qu’envers ceux de qui la beauté fut humiliée : souvenirs décriés, enfants froissés, sentiments offensés[2]. » Bérénice assume ces humiliations avec toutes les nuances de l’histoire, de la douceur, de la mélancolie. « Elle était née sans aucun goût pour refaire la société, ni même la contester ; puis les tableaux du roi René lui avaient enseigné que l’Univers est un vaste rébus. C’est ainsi qu’elle avait accepté dès sa dixième année tant de familiarités qui convenaient peu à son âge[3]. » Passive et résignée, elle ne découragera rien de la timide et secrète tendresse. Et le Jardin fleurit comme le poème de la tendresse inemployée. Inemployée par l’être social de Philippe ; ce qu’il appelle les conditions de sa réussite ne lui permettent pas cette tendresse, sinon à la dérobée et avec une mauvaise conscience. On peut recéler beaucoup d’êtres moraux, beaucoup de possibilités de vies refoulées, mais une seule vie s’adapte entièrement à notre manière d’être, à notre corps. Si la tendresse n’est pas physique, si la voix et les yeux ne l’accompagnent pas, elle restera à l’arrière-plan dans la vie intérieure. Elle se portera là où elle n’a pas à faire effort et à vivre, sur les êtres soumis, dociles et sans défense. Les petites filles, disait l’ami (qui devint gaga) de M. Barrès « seules font voir intacte la part de soumission que la nature a mise dans la femme et que gâtent les premiers succès mondains[4]. » Bérénice à Aigues-Mortes demeure cette petite

  1. L’Ennemi des Lois, p. 11.
  2. Le Jardin de Bérénice, p. 31.
  3. Id., p. 41.
  4. Id., p. 17.