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concilier avec une vie complète et solide. Il s’en délivre par le Jardin, comme il s’est délivré par le Simon de l’Homme Libre de la nature inverse. Bérénice, Moi idéal, c’est une imagination caressée : « Eûtes-vous jamais un sentiment plus ardent des arbres verts et des eaux fraîches que dans la paperasse des bureaux ? Jamais plus le goût d’une passion vive qu’au soir d’une journée de confus ébats ? Cette petite fille contentait le besoin de sincérité et de désintéressement qui grandissait en moi, tandis que je me soumettais aux conditions de ma réussite[1]. » Phrase dure à la Retz, grain de sable qu’on mord avec un beau fruit et qui crie sous la dent.

Mais que Bérénice, l’enfant qui « fait d’une défaillance une beauté » nous initie à cette méthode ! En elle trois motifs s’enlacent et se confondent : c’est une petite fille complaisante et mélancolique, c’est le musée du roi René, c’est l’inconscient qui s’agite dans la foule qu’émeut alors une campagne électorale. Trois puissances qui présentent ce caractère commun de ne pas être pour elles-mêmes, mais de figurer une matière délicate, séduisante et docile entre des mains désabusées. Le « protecteur » de la petite Bérénice est à la fois Dieu le Père, le roi René et un vieux monsieur. Mais Dieu le Père et le roi René ne sont là que pour figurer le « Moi idéal » du vieux monsieur et le proposer au-dessus du vieux monsieur aux respects de Bérénice : « Bérénice considérait qu’il est de puissants seigneurs à qui l’on ne peut rien refuser, mais elle ne perdit jamais le sentiment de ce qu’elle valait elle-même[2]. » Tout dans la nature de Bérénice et des symboles au centre desquels elle est placée se prête passivement à l’artifex, à l’arbre qui assure ses racines, cherche sa nourriture, explore et palpe son terreau.

Une petite fille, le musée du roi René, la foule… Philippe à tous trois demande avec des alternatives de passion et de lassitude, de sécheresse et d’ironie, ce qu’ils peuvent offrir : la sensualité, l’intelligence, la popularité. Ce sont les figures de ces danseuses de Bénarès qui paraissent dans la Mort de Venise. À chacune il a donné des traits, des reflets qui la confondent avec les deux autres. Et Bérénice se tient au centre de ces reflets, comme leur simple interférence, leur rapport, et qui sans eux ne serait rien, « parmi ces beautés finissantes qu’elle vivifiait de sa jeune énergie et qui lui faisaient une âme chimérique[3]. »

  1. Le Jardin de Bérénice, p. 64.
  2. Id., p. 28.
  3. Id., p. 24.