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mais laissait en détresse des parts de ma jeunesse[1]. » Une manière de cultiver à la fois ces parts fut pour lui de mener ensemble ou successivement plusieurs existences, d’assoler en matière d’égoculture : vie politique, vie littéraire, et d’autres. Quel que soit le succès de cette méthode au point de vue de l’intensité et de l’intérêt d’une existence humaine, elle entretient, comme la gymnastique et la lutte quotidiennes, une grande souplesse, la souplesse même qui se transpose naturellement dans l’art de M. Barrès, lui permet de composer des personnages substituts de lui-même, et de mettre en culture sous d’autres noms ces parts de sa jeunesse et de ses autres âges, qui autrement se fussent stérilisées.

Ces parties, demeurées en lui à l’état d’exigence irréalisable d’être, à l’état de malaise, à l’état de poids, leur sortie au jour sous d’autres visages qui les vivront idéalement fait pour l’artiste une manière de libération : « J’écrivais pour mettre de l’ordre en moi-même et pour me délivrer, car on ne pense, ce qui s’appelle penser, que la plume à la main[2]. » Une fois mis dehors sous cette forme, ils cessent de vous tourmenter. « J’envoyais chacun de mes rêves brouter de la réalité dans le champ illimité du monde, en sorte qu’ils devinssent des bêtes vivantes, non plus d’insaisissables chimères, mais des êtres qui désirent et qui souffrent[3]. » C’est l’exercice naturel d’une âme d’artiste : des rêves qui prennent de la chair et du sang, comme les ombres autour du sacrifice d’Ulysse.

Des êtres qui désirent et qui souffrent, mais qui épargnent peut-être du désir et de la souffrance à celui qui les crée. Pour atteindre à ces jeux supérieurs de l’art, il faut avoir le sentiment du jeu. « Je me suis morcelé en un grand nombre d’âmes. Aucune n’est une âme de défiance ; elles se donnent à tous les sentiments qui les traversent. Les unes vont à l’église, les autres au mauvais lieu[4]. » Avant de vouer définitivement aux unes sa vie politique, M. Barrès veut sauver au moins en imagination les autres. Avant d’écrire le Roman de l’Énergie nationale et de se représenter en Sturel, il lui plaît d’écrire l’Ennemi des Lois et de décorer André Maltère de parties de sa sensibilité qu’il serait dommage de laisser perdre. Dans chaque Qualis artifex pereo,

  1. Le jardin de Bérénice, p. 31.
  2. Un Homme Libre, préf. de 1904, p. 6.
  3. Le Culte du Moi, p. 54.
  4. Un Homme Libre, p. 219.