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endormi fait plus secret, ne reçoit que des confidences sur l’insolence de ses ennemis triomphants »[1].

À Venise Musset vit son double, l’étranger vêtu de noir qui lui ressemblait comme un frère. Là il semble que les puissances intérieures s’extériorisent, que l’âme se dédouble comme les palais dans l’eau. Là M. Barrès voit et nomme ses images, neuf étrangers vêtus de pourpre. La vie de l’âme, la vie des yeux se fondent, s’unissent échangent leurs reflets, hors du monde solide, dans la féerie de feu et d’eau : « Qui pourrait être pleinement malheureux s’il trouve dans la souffrance une suite indéfinie de régions où s’enfoncer et s’enrichir ? Tel le chalut, au soir d’un dragage remonte à bord d’un navire le butin phosphorescent des grandes profondeurs »[2]. Aussi, plus loin que la musique, dans ces régions extrêmes où la vie nue s’épure en des schèmes, ce sont des images de la danse, de la danse entre des étoffes lumineuses, qu’appelle pour désigner la pointe dernière de douleur et de volupté, M. Barrès. Quatre bayadères de Bénarès animent les sentiments qu’il dérive dans la lagune. « L’une murmure : Tout désirer. L’autre réplique : Tout mépriser. Une troisième renverse la tête, et belle comme un pur sanglot, me dit : Je fus offensée. Mais la dernière signifie : Vieillir. Ces quatre idées aux mille facettes, ces danseuses dont nous mourons, en se mêlant, allument tous leurs feux, et ceux-ci, comment me lasser de les accueillir, de m’y brûler, de les réfléchir ? »

Le froissement, l’humiliation, l’échec, — le feu du désir, l’âcreté du mépris, la blessure de l’offense, l’usure de la vieillesse, animent sur une sensibilité, comme un crépuscule vénitien, toutes les nuances du lyrisme : « Ô mort, disait grandement et froidement Bossuet, nous te rendons grâce des lumières que tu répands sur notre ignorance. » La mort à Venise ne diffuse pas cette lumière égale de dialectique et de tradition qui tombe de la grande chaire louisquatorzienne, elle participe de toutes les couleurs merveilleuses et fondues par lesquelles la poésie romantique vient retrouver, par un tour savant, Tiepolo, Véronèse et Giorgione, et les mosaïques byzantines, et les verreries de Murano, et réalise cet état de connaissance qui tire de la défaite par la mort une victoire sur la mort.

  1. Amori et Dolori sacrum, p. 108.
  2. Id., p. 117.