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cette pensée de la mort ; jouir de la vie extérieure qui s’en détache voluptueusement, comme une barque quitte la terre, par le contraste ; jouir enfin comme d’un ordre et d’un chœur, du groupe de ces beautés qui s’en vont à la mort dans un tourbillon de musique.

C’est ainsi que M. Barrès réunit, comme leur noyau intelligible, au centre de ces beautés, le Conseil des Dix romantiques qui, après les rois exilés de Candide, ont promu Venise à son éminente dignité de mélancolie poétique. Chateaubriand, Gœthe, Byron, Musset, George Sand, Léopold Robert, Taine, Wagner. Les dix sont ici neuf, parce que la place du dixième est réservée, — M. Barrès sait et le lecteur voit à qui. Il semble d’abord que ce dixième manque : en réalité, M. Barrès n’a demandé aux neuf que des traits pour que chacun d’eux reçoive le visage du dernier, soit incorporé, comme les intercesseurs de l’Homme Libre, à son Église intérieure. M. Barrès figure les Dix de Venise en se plaçant entre deux glaces, en énumérant les visages qu’il s’aperçoit ; les Dix sont tous où il est, il peut taire sans fausse modestie le nom du dixième.

C’est Chateaubriand et Gœthe qui à Venise « cherchaient des formes pour incarner avec plus de noblesse une idée d’exil ».

Byron. C’est le méchant, l’amateur de souffrance, le néronien que tout romantique porte en lui. Ainsi, dans les sept Lorrains des Déracinés, où M. Barrès a extériorisé et poussé à leurs conséquences ses propres possibilités, il y a celui qui est amené à tuer, à lutter pour la vie selon l’instinct primitif, Racadot. Byron « a fait souffrir, torturé tout le monde autour de lui : il a aussi exprimé les plus nobles idées. C’était très naturel qu’il y fût sensible. Dans chacune de nos tourmentes françaises, n’avons-nous pas vu des personnages qui étaient, en même temps que des bandits, les êtres les plus accessibles aux grandes causes généreuses et capables de se faire tuer pour elles ? »

Musset, l’impaludé-type de Venise, et George Sand. George Sand qui dans les Dix s’oppose à Byron comme Saint-Phlin, parmi les Sept, est placé au pôle opposé à Racadot. « J’admire dans la romancière apaisée du Berry une racinée qui, des déracinements mêmes dont elle pâtit, sut faire sortir une démonstration très forte que l’acceptation d’une discipline est moins dure, au demeurant, que l’entière liberté. » Un des plaisirs que Venise ménage à M. Barrès, c’est que dans ce monde de pierres et de couleurs lui apparaît plus fine, plus attendrie et plus végétale l’image de la Lorraine. Il faut cette vie des lagunes, de reflets et d’eau pour projeter plus intense l’idée de racines terrestres.