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de paix en la méditant, après les cimetières de Lorraine, à Versailles ou à Venise.

« Sous cette grande cathédrale effeuillée de Versailles et des Trianon, j’écoute, je vois ; je supporte tout un torrent d’indéfinissables beautés qui passe durant des heures sur moi. C’est dans le jardin du grand Trianon, plus bas que la terrasse, à la droite et au-dessus du grand escalier qui descend au canal qu’est une pelouse bien faite pour accueillir un cadavre et devant votre imagination l’épurer de ses parts répugnantes. Ici, enfin, j’accepte la mort. » C’est un jour d’automne de 1893, celui de l’enterrement de Gounod : « En quel endroit mieux qu’ici pourrait s’achever la destinée d’un musicien qui n’a plus qu’à restituer ses dons aux éléments ? »[1] C’est le lieu, c’est l’heure des musiciens, des Rousseau, des Chateaubriand. Le palais, les jardins construits par Louis XIV pour constituer la figure de l’État, le cerveau méthodique et réglé de la raison politique, deviennent, cet automne, l’orchestre profond des musiques de la mort. C’est à Versailles que le Roman de l’Énergie nationale se ferme brusquement, le jour d’extrême automne où Bouteiller et Sturel se rencontrent dans le parc, où la fissure française, les lézardes sur la séculaire maison, apparaissent tragiquement entre le disciple déraciné et le maître dévoyé : « Versailles, harmonieux symbole, contient toute la théorie de la discipline française ; un plan raisonnable et les siècles contraignent les pierres, les marbres, les bronzes, les bois et le ciel à n’y faire qu’une immense vie commune… Dans cette puissante discipline, quand les feuilles gelées à terre, les branches noires, les marbres rongés sous un ciel où courent les nuages, utilisent en beauté les apprêts de leur mort, et, précaires, vibrent ensemble comme un seul grand cœur, quel spectacle pitoyable deux Français tourmentés, qui n’ont plus une patrie où leur sang puisse refluer et se recharger d’amour ! »[2]

Mais Versailles, même le Versailles d’automne, grand sceau d’or qui pend par les soies historiques à la charte de l’unité et de la force françaises, défend, de ce bras qu’étend dans sa cour le Louis XIV de bronze, qu’on s’abandonne aux puissances du doux désespoir et à l’incantation des images funéraires. Les nuées multicolores qui drapent sur les horizons de l’âme le soleil mortuaire, à M. Barrès c’est Venise qui les donne.

  1. Du Sang, p. 294.
  2. Leurs Figures, p. 294.