Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/148

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nature, une pente descendante et douce. « Cette période où, avec des sens épointés, une énergie moins aventureuse, nous commençons à accepter notre existence telle qu’elle, ses charges, ses responsabilités, c’est la préparation à la mort »[1]. Et c’est aussi une préparation à l’intelligence, à une arrière-vie qui pour un homme passionné d’énergie équilibre en poids serrés dans l’autre plateau de la balance le premier lot de sa vie ardente et multiple. « Souvent les approches de la mort et de l’usure affinent des hommes qui semblaient incapables de recueillement. À bout d’excitation, ils s’arrêtent ; leur désir décidément mort leur permet enfin d’écouter. Ils entendent le bâillement universel, l’aveu d’impuissance, l’à quoi bon qui fait le dernier mot de toutes les activités. Cette connaissance ne décolore pas l’univers : il est plus richement diapré sous les yeux avertis d’un Faust que sous le regard impatient d’un jeune brutal »[2]. On ne voit pas trop ce qu’il y a de si richement diapré dans un : à quoi bon ? Mais enfin M. Barrès se montre délicatement sensible à cette belle idée de la vieillesse qui se promène une lampe à la main sur le cimetière des émotions passées. « Le père d’Origène se levait la nuit pour se pencher sur la petite poitrine de son fils, en adorant la grâce cachée, le germe divin des belles moissons. C’est un geste charmant de respect, de confiance dans la vie et d’espérance. Mais, pour mon goût, je préfère peut-être à tous les jeunes arbres de la forêt un chêne séculaire. La vieillesse même d’un chien m’intéresse. Il me semble que toutes les promenades qu’il a faites, tous les bons morceaux qu’il a happés, toutes les compagnes qu’il a aimées lui tiennent compagnie, et que la pauvre bête, sur son tapis, auprès du feu, est riche des plus hautes émotions de sa race. Qu’est-ce donc s’il s’agit d’un prophète, d’un de ces hommes mystérieux qui ont reçu l’esprit de Dieu ? »[3]

La mort est le cas limite et privilégié de ce « froissement », de cette humiliation, que la sensibilité, ou la sensualité de M. Barrès met au principe de toute vie intelligente et complexe. Peu de ses femmes où l’amour ne soit quelque chose de souffrant (Bérénice), de pleurant (Marina), de froissé (Thérèse de Nelles) d’assassiné (Astiné Aravian) et cette misère féminine entretient chez l’homme un reflet d’intelligence à la fois complaisante et triste. Il faut, dirait-on, chez lui, que

  1. Les Déracinés, p. 427.
  2. Amori et Dolori sacrum, p. 11.
  3. L’Abdication du Poète, p. 18.