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forestière, sait mieux qu’aucun garde général quand il doit se développer, dans quel sens, selon quelle forme. C’est le secret de la vie, que trouve spontanément la foule[1]. » Tout le principal de l’œuvre de M. Barrès, le Culte du Moi, l’Ennemi des Lois, le Roman de l’Énergie nationale, les Amitiés Françaises, différents dans leurs conclusions, s’accordent à dénoncer les méthodes ou les sociétés qui soumettent les enfants ou les hommes à une discipline qu’ils n’ont pas choisie, au moins inconsciemment, c’est-à-dire qui est contredite par leur terre, leurs traditions, leurs vénérations. La Lorraine annexée est la figure sensible, en quelque sorte planétaire, de cet abus de la force, de cette violence faite à la spontanéité végétale. Elle requiert, excite chez M. Barrès les mêmes puissances de défense que celles qui arment le moi de Philippe contre Charles Martin, les méfiances de Sturel et de Saint-Phlin contre Bouteiller.

Contrarier chez un arbre ou chez un homme ses puissances spontanées, c’est briser sa continuité. « J’ai besoin qu’on garde à mon arbre la culture qui lui permit de me porter si haut, moi pauvre petite feuille[2]. » Un homme, une nation, sont essentiellement cela : une continuité. L’arbre qui se nourrit de façon continuelle alors que l’animal s’emplit par intervalles présente le symbole de cette continuité, telle que M. Barrès la revendique pour lui-même contre ceux qui, le voyant mal, comme un arbre en différentes saisons, lui reprochent d’avoir changé capricieusement. « L’école ne m’aida point. Je dois tout à cette logique supérieure d’un arbre cherchant la lumière et cédant avec une sincérité parfaite à la nécessité intérieure[3]. »

Spontanéité, continuité, sont données dans les productions de la nature. Mais pour les retrouver, pour les créer en nous-même alors que l’état social tend à les dévoyer ou à les briser, il faut une discipline. Un arbre, sans racines, n’est pas. Et, tout en conservant ce qu’il y a de juste dans la remarque de M. André Gide, notons que pour M. Barrès le racinement est très compatible avec la transplantation. Il loue M. Bourget de s’être raciné à Costebelle. Et ses ancêtres, Auvergnats transplantés, n’en sont pas moins Lorrains racinés. Par une discipline réglée sur notre terre, sur nos spontanéités reconnues, nous nous retrouvons ou nous nous donnons des racines : « Je fus écœuré de cette

  1. Le Jardin de Bérénice, p. 91.
  2. Scènes et Doctrines, p. 124.
  3. Un Homme Libre, p. 233.