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main, — à l’état de couvents nomades. « Un tel paysage est une bonne leçon d’art, car rien n’y figure dont on ne discerne la nécessité, et la beauté sûre qui s’en dégage est faite du rapport d’utilité où vivent depuis une longue suite d’années tous ces objets que l’œil simultanément embrasse[1]. » Ce leit-motiv, l’équivalent du « ce qui m’a frappé » et qui lui répond comme les forts de Toul aux forts de Metz, revient une centaine de fois. À Igel Sturel et Saint-Phlin se rappellent que Gœthe a visité cette ruine romaine. Ils sont frappés de ceci que Gœthe, à chaque forme de l’activité, « savait trouver une place dans sa vision de l’Univers qu’il travaillait sans cesse à élargir… Dans ces dispositions, où les mettait le contact de Gœthe, à tout prendre avec sérieux pour en tirer de l’agrément intellectuel, Sturel et Saint-Phlin jouissaient que le pays fut riche en civilisations superposées »[2].

Il est dès lors naturel et intéressant que M, Barrès lorsqu’il va en Grèce, emporte avec lui cette méthode d’exploitation, de profit intellectuel et moral, qui contraste avec le goût hellénique de la vérité impersonnelle et générale, et répugne par là aux directions données à l’élite humaine tant par un Platon que par un Thucydide. Ce sont là les parties vraiment gœthiennes de M, Barrès, Le chapitre intitulé symboliquement : « Je quitte Mycènes » est consacré à l’Iphigénie de Gœthe, qu’il installe à Mycènes, naturellement, de même que Taine, au grand scandale de M. Barrès lui-même, l’installait à Sainte-Odile. L’Iphigénie, dont la rédaction définitive est un fruit du voyage de Gœthe en Italie, range les valeurs du Voyage de Sparte à la suite des valeurs goethiennes du Voyage d’Italie. Ce que Gœthe « cherche en Italie, et ce qu’il obtient fût-ce des œuvres pseudo-antiques, c’est un secours pour mettre en œuvre l’énergie intime que madame de Stein et les leçons de la vie lui avaient communiquée… Le pédantisme et l’aplomb d’un Gœthe pourraient déconcerter. Gardons-nous de méconnaître sa magistrature. Il nous ouvre mieux qu’aucun maître la voie du grand art, en nous montrant que pour produire une plus belle beauté, le secret c’est de perfectionner notre âme. Gœthe travaille sans cesse à se développer en s’élevant. L’artiste est grand selon qu’il possède une imagination de héros. De là l’effort si raisonnable de Gœthe pour épurer, ennoblir continuellement sa sensibilité. Il nous est utile par l’exemple de sa vie mieux encore que par son œuvre.

  1. L’Appel au Soldat, p. 353.
  2. Id., p. 355.