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avec lui par les méandres délicats de la Moselle[1]. » Image géographique à la Michelet, où il ne faudrait pas chercher une idée trop claire, mais qui mélange de façon spirituelle quelque chose de français et quelque chose de germain. Nous avons la sensation de cette Moselle, de ces méandres délicats, lorsque nous apercevons la pente allemande de la méthode inspirée de l’Homme Libre et transposée dans la Vallée de la Moselle : sentir le plus possible en analysant le plus possible.

C’est la méthode qu’exploite puissamment un Gœthe, ingénuement et gauchement un Asmus. Chez M. Asmus M. Barrès nous montre un certain pédantisme, un besoin naïf d’avoir des explications, de faire des réflexions commençant par : « Ce qui m’a frappé c’est… », de traduire en abstraction ce qui a été vécu spontanément sous ses yeux. Quelque chose de cela, aménuisé dans un style français, ne le retrouverait-on pas chez M. Barrès ? Mais peut-être que pour un Parisien, chez un jeune juif souple deux fois Parisien, citoyen-né d’une ville cosmopolite, cela s’appellerait tout simplement du provincialisme. Voyez les pages où M. Barrès commente Nancy pour M. Asmus, à la manière de M. Asmus. Les trois places de Nancy sont présentées un peu à la manière du chameau en soi de l’apologue. La place Stanislas, « véritable place royale, étale largement aux regards un principe bien assis de gouvernement, réglé, contenu par les hommes d’étude, policé par le sentiment féminin, obéi par l’énergie ouvrière. Toute voisine, la Carrière, où nous conduit un arc de triomphe, avec les graves maisons qui bordent son rectangle, nous laisse l’idée d’une classe solide, fortement installée pour la défense sociale[2]. » Et je passe la troisième. Cette lourdeur, aérée ici de clarté française, s’associe fort bien à un principe de sérieux et de profondeur tel qu’il réside au foyer de la philosophie et de la musique allemande : « C’est peu d’avoir consciencieusement tourné autour d’une belle chose ; l’essentiel c’est de sentir sa qualité morale et de participer du principe d’où elle est née »[3].

Là est ce qui donne à la Vallée de la Moselle quelque chose d’un peu factice : une sensualité presque scolastique qui provoque, localise, exploite ses émotions, jouit avec méthode de tous les points de vue et de tous les incidents de la route. C’est Jersey, Haroué, Saint-Ger-

  1. Colette Baudoche, p. 88.
  2. Id., p. 136.
  3. Id., p. 140.