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de Combourg est fort belle, avec des phrases sorties du moule même de Chateaubriand : « Dans cette âme dégoûtée jusqu’au nihilisme, l’honneur est installé solitaire comme le manoir seigneurial sur la lande bretonne »[1]. Et M. Barrès est amené « à confronter, avec cette grande figure de Chateaubriand, Dreyfus transformé en thème philosophique par le poids de sa honte », et qui, en tant que Juif, doit être étranger au sentiment français de l’honneur. Quand à Zola son cas est clair : il est dreyfusard comme fils d’Italien. « Parce que son père et la série de ses ancêtres sont des Vénitiens, E. Zola pense tout naturellement en Vénitien déraciné. » M. Barrès rappelle même que Taine avait dit de lui : C’est le Bassan. Et le nom de Taine vient ici fort à propos. Ce sont bien ses théories sur la race qui fournissent du charbon à la chauffe de nos guerres civiles ! Comme dans l’aventure d’Adrien Sixte, Dieu porte sa pierre au diable.

Mais plus souvent et surtout plus longtemps, la Terre et les Morts prennent figure de rêverie sentimentale, douce, molle, indéfinie. M. Barrès a mis en lumière avec une grande variété de synonymes « cette rêverie sur l’histoire, cette vue nette de l’écoulement des siècles et de leur dépendance qui deviennent toute mon âme sitôt que je pénètre en Lorraine »[2]. Lui qui a appelé Rousseau un autre lui-même pourrait reprendre leur titre aux Rêveries du promeneur solitaire, ces rêveries que les Amitiés Françaises fondent harmonieusement dans un Émile traditionaliste. Mieux qu’à Rousseau encore on songeait à Lamartine, qui a fait vibrer si complaisamment ses vers et sa prose selon les influences de son Maconnais, qui a introduit vraiment chez nous, en toute sa plénitude, cette poésie de la terre natale et des racines, l’a répandue avec abondance, l’a mise en valeur, en contraste avec la vie des voyages : le tout servant de toile de fond à une harmonieuse et pathétique existence d’homme. Voici des lignes qu’on transposerait exactement sur les collines de Saint-Point : « Il y a dans mon rêve une douce terrasse, pareille aux promenades qui dominent le gave et la prairie de Pau : c’est un espace de méditation qu’aux meilleurs moments chaque semaine je parcours : rien ne m’y heurte, tout m’y rassérène, et dans cette langueur des monts qui le soir se vaporisent vers l’azur liquide des cieux, je trouve pour me cicatriser l’apaisante certitude

  1. Scènes et Doctrines, p. 149.
  2. Au Service de l’Allemagne, p. 16.