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traire engagé plus profondément par la tentative de s’en affranchir, et il a écrit le Roman de l’Énergie Nationale. Rien ici que de naturel aux démarches les plus ordinaires de la vie.

En ces années 1892-1898 parait s’être formée sa conception vivante de la Terre et des Morts : c’est l’époque du Panama et de l’affaire Dreyfus, celle où M. Barrès, après avoir oscillé entre un socialisme sentimental et une discipline nationaliste, est amené à opter pour celle-ci. Que les idées de M. Barrès aient ainsi pris le temps d’accroître et d’enfoncer leurs racines, qu’il ait eu besoin de se chercher et de s’éprouver à l’aise dans une certaine durée, c’est pour ces idées une excellente garantie de profondeur et de spontanéité. Il participe par là à une discipline de caractère gœthien : car nul ne s’est soumis plus placidement et fortement que Gœthe à ces lois bienfaisantes de la durée. À cette conception, à ces images de la Terre et des Morts on peut reconnaître facilement trois origines ou trois figures : l’une de volonté combative, une autre de rêverie sentimentale, une troisième d’intelligence.

N’oublions pas que cette idée a pris corps alors que M. Barrès était engagé dans le plein des luttes politiques. Le boulangisme a été la réaction d’une partie de l’opinion publique contre un gouvernement qui paraissait faire prédominer le souci intérieur de la politique des partis sur le soin extérieur des intérêts nationaux. Le Panama révéla l’influence de la finance étrangère sur les coulisses de ce gouvernement. L’affaire Dreyfus, comblant les aspirations de la théâtrocratie française, fit de la question nationale le nœud de la tragédie la plus passionnée. La place que dans ces trois circonstances la fortune politique attribua à M. Barrès, le tourbillon de disputes civiles où il fut soulevé le conduisirent naturellement à placer sa vie intérieure dans le cadre de son action publique. Il était naturel que la politique nationaliste fût présentée par lui comme l’expression morale d’une âme française, autochtone, racinée, ardemment attachée tant au bien qu’elle possédait qu’à ceux que son gouvernement lui refusait. « Dreyfus, c’est un champ de bataille où un Français né de sa terre et de ses morts doit accepter le défi des naturalisés et des étrangers[1]. » Pendant le procès de Rennes M. Barrès consacre l’un de ses dimanches à aller se recharger de sentiments français au château natal de Chateaubriand. Cette méditation

  1. Scènes et Doctrines, p. 158.