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que cette petite fille, toute ramassée dans l’amour d’un mort, pour avoir une grande unité de vie intérieure ! Je désirai y participer[1]. » Tel est le sens de la décision de Philippe : « Je veux me modeler sur des groupes humains. » Ces groupes prennent la suite des Intercesseurs. Une méthode très logique, très vivante, se dégage naturellement de tout cela.

Une organisation riche et souple, une âme en disponibilité, ondoyante et molle, enthousiaste et changeante, se définit, se durcit, acquiert charpente ou coquille : elle va d’elle-même aux éléments calcaires qu’elle transformera pour se créer un squelette intérieur ou une protection extérieure : « Tout l’univers, pour nous, je le vois maintenant, était désossé, en quelque sorte, sans charpente, privé de ce qui fait sa stabilité dans ses changements[2]. » M. Barrès parle ici de Guaita et de lui, à dix-huit ans, soucieux seulement d’exception, de sensations singulières, de baudelairisme. « Frivole, ou plutôt perverti par les professeurs et leurs humanités, j’ignorais le grand rythme que l’on donne à son cœur si l’on remet à ses morts de le régler. » Il fallait d’ailleurs l’ignorer pour le découvrir, et le découvrir pour le connaître vraiment, d’une connaissance intérieure. M. Barrès n’est pas allé là tout droit. Il a, comme c’est l’ordinaire, tâtonné. Il estimait en 1892 que la sensibilité actuelle, dont l’Ennemi des Lois est un témoignage, eût été « incompréhensible pour nos pères et grands-pères. Eh bien ! notre malaise vient exactement de ce que, si différents, nous vivons dans un ordre social imposé par ces morts, nullement choisi par nous-mêmes. Les morts ! ils nous empoisonnent… Les préjugés qu’on impose à nos enfants dans nos écoles contredisent leurs façons de sentir. De là leurs malaises et mes conclusions. » M. Barrès pensait à cette époque que l’Université empoisonnait les jeunes Français avec la discipline des morts, et cinq ans plus tard il écrivait les Déracinés pour l’accuser de les soustraire dangereusement à l’influence des morts. L’essentiel, c’est qu’ayant souffert de ses maîtres il leur envoie des reproches avec un accent énergique. Qu’importe que leur sujet varie pourvu que leur véhémence demeure ! Mais Un Homme Libre et le Jardin sont là pour nous montrer M. Barrès hanté précisément depuis longtemps par cette discipline des morts. Il a écrit l’Ennemi des Lois pour s’en libérer. Il n’y a pas réussi. Il s’y est trouvé au con-

  1. Le Jardin de Bérénice, p. 67.
  2. Amori et Dolori sacrum, p. 131.