Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/121

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

phrases portent sur d’assez larges assises humaines, puisque l’une est en somme le point de départ et l’autre le point d’arrivée du plan de Pascal, dans l’Apologie de la religion chrétienne. Le même transfert naturel de méthode et d’expérience a toujours tenu chez lui convertibles l’une dans l’autre les deux tables égotiste et nationaliste. « je sens, dit Sturel à Saint-Phlin, diminuer, disparaître la nationalité française, c’est-à-dire la substance qui me soutient, et sans laquelle je m’évanouirais. Il faut reprendre, protéger, augmenter cette énergie héritée de nos pères[1]. » Les Déracinés se développent de la cuve de marbre, aux Invalides, et de Napoléon professeur d’énergie. Cette énergie, valeur suprême pour M. Barrès, implique cette énergétique, — cette identité des diverses énergies implique la généralité de cette énergétique. Quelles que soient la mobilité, la diversité de ses visages, il nous laisse imprimée avec une vigueur extraordinaire cette idée : l’unité de force, d’une force qui est l’âme humaine. Ainsi M. Paul Bourget, dans l’article prophétique du 15 août 1890 qui lança M. Barrès dans le grand public saluait en lui « un courageux, un fervent dévot de l’âme humaine ». Et « c’est là ce qui eut rendu ce jeune homme si cher à Michelet ». Un jour « il prononcera la phrase admirable de notre maître Michelet : Je ne peux me passer de Dieu. Tous les dons si rares de sa noble nature seront alors éclairés et harmonisés ». Comme Michelet, M. Barrès, en attendant peut-être d’entendre par Dieu tout simplement Dieu, a trouvé dans le sentiment de la terre française le substitut de ce Dieu dont il ne peut se passer, et dont il avait d’abord donné le nom à l’objet du culte du Moi.

II
LA TERRE ET LES MORTS

Si M. Barrès (cela lui arrive souvent) prononce des phrases de son maître Michelet, c’est d’un fonds, d’une pensée à la Chateaubriand. Une sensibilité, une intelligence qui ne peuvent se passer de Dieu

  1. L’Appel au Soldat, p. 282.