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tions. Mais quoi ! nous voudrions dans la nature un éternel printemps, et pourtant l’expérience accumulée des générations a fini par nous faire entendre que les neiges de l’hiver et les pluies de l’automne étaient précisément nécessaires pour le printemps… Ainsi notre patriotisme est fait de tous éléments que les dialecticiens s’efforcent de maintenir séparés et en opposition[1]. » La nation est une synthèse comme le moi. La psychologie contemporaine a réagi, dans l’étude de la vie intérieure, contre les séparations et les oppositions des dialecticiens. Que l’étude de la vie nationale suive la même voie !

Ainsi ce n’est point en se retranchant, c’est en poussant ses expériences dans tous les sens que M. Barrès a enrichi sans cesse, humanisé indéfiniment son idée d’abord frémissante et rétractée du moi. Évidemment il dépose et perd en route beaucoup de ses possibles. Qualis artifex pereo. Toute évolution est à ce prix. Le fruit mûrit au dessus d’une neige de pétales tombés Mais le rythme général est celui d’une détente, d’une compréhension plus large, d’un établissement de l’été dans le paysage intérieur. Ce serait poser injustement les séparations et les oppositions des dialecticiens que de distinguer trop expressément ses diverses époques. S’il fallait les réunir ici sous un même point de vue, je dirais que l’effort de M. Barrès, depuis Sous l’œil des Barbares jusqu’à la Colline Inspirée, depuis le Culte du Moi jusqu’à la Grande Pitié des Églises, tend plus ou moins consciemment, orienté par une idée constante de l’énergie, à constituer une sorte d’énergétique générale, capable de fournir des méthodes tant à l’activité égotiste qu’à l’activité collective, capable surtout de cette translatio dont parle Bacon, d’appliquer avec la plus perspicace mobilité les méthodes de l’une au domaine de l’autre. « Les ordres religieux ont créé une hygiène de l’âme qui se propose d’aimer parfaitement Dieu ; une hygiène analogue nous avancera dans l’adoration du Moi[2]. » Cette utilisation de Loyola, cette transposition des choses de l’Église aux choses de l’âme, remplissent tout l’Homme Libre. Il est possible que les dernières années de M. Barrès soient religieuses, qu’il convertisse en sa vie propre les suggestions de la Colline Inspirée et de la Grande Pitié. Il aura alors fermé le cercle. Il nous fera dire : « M. Barrès a créé une hygiène de l’âme qui l’a avancé dans l’adoration du Moi ; une hygiène analogue lui propose d’aimer parfaitement Dieu. » Et les deux

  1. Scènes et Doctrines, p. 82.
  2. Un Homme Libre, p. 75