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sensibilité et l’intelligence s’épanouiraient d’accord, d’abord le rêve individualiste de l’Ennemi des Lois, puis la notion de cette pédagogie nationaliste où les préjugés qu’impose nécessairement l’éducation seraient accordés aux façons héréditaires de sentir qu’apportent les enfants. De l’un à l’autre de ces trois moments, il y a une ligne parfaitement vivante, une suite intelligente et logique.

M. Barrès, dans la préface de 1904 à Un Homme Libre, rappelle que les Déracinés, avant l’Affaire Dreyfus, qui posa la question en grosses lettres, « obligèrent de choisir entre le point de vue intellectuel et le traditionalisme ». Un Homme Libre indiquait déjà le sens et les motifs de ce choix. M. Barrès ne s’est jamais intéressé bien fort à des problèmes de pensée pure, mais à la manière dont ils étaient impliqués dans sa façon de sentir. Il lui faut ces vérités personnelles, ces vérités vivantes ou vécues qui sont la raison du traditionalisme. Il n’y a pas de nationalisme sans cela. C’est dire qu’il n’y a pas de nationalisme sans une façon égotiste, liée à une personne, à un temps, à un pays, de poser les problèmes. Et pour M. Barrès pas d’éducation fructueuse, de politique saine — c’est-à-dire de formation de l’individu et de la collectivité — sans ce nationalisme. C’est toute la thèse du Roman de l’Énergie nationale.

Une telle façon de sentir et de penser entretient la vie intérieure la plus intéressante et la plus fraîche. Si nous la regardons dans ses produits intellectuels, nous dirons qu’elle mène le moi à prendre figure de nation, la nation à recevoir l’apparence d’une personne.

Un Homme Libre, avec ses deux chapitres sur la Lorraine et sur Venise éclaire curieusement la première tendance. En Lorraine et Mon Triomphe de Venise font des deux pays le symbole, la figure extériorisée d’une âme. « À suivre comme ils ont bâti leur pays, je retrouverai l’ordre suivant lequel furent posées mes premières assises. C’est une bonne méthode pour descendre dans quelques parties obscures de ma conscience[1]. » Lisez surtout le morceau intitulé : «  Description de ce type qui réunit, en les résumant, les caractères du développement de mon Être et de l’Être de Venise[2]. » M. Barrès conçoit ici ses expériences propres comme des figures de l’histoire éternelle d’une nation. Cette idée en se dépouillant peu à peu de son caractère paradoxal et précieux rejoint les grandes assises de la psychologie historique.

  1. Un Homme Libre, p. 103.
  2. Id., p. 180.