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bruyants, ne souillons pas notre pensée à contester avec les gens de bon sens qui sacrifient ton adolescence à ta maturité[1]. »

Il serait bien vain de s’étonner ou de rire en voyant M. Barrès grouper aujourd’hui ces gens de bon sens autour de sa maturité. Le fruit mûr procède non d’un autre fruit mûr, mais d’une fleur, — et il ressemble non à une fleur mais à un autre fruit mûr : voilà une logique vivante qui suffit à M. Barrès. De quoi vous plaignez-vous ? Il vous avait prévenu. « Beaucoup nier à vingt ans, fait-il dire par Renan à l’Eckermann pour tous qu’était Chincholle, c’est signe de fécondité. Si la jeunesse de cette heure approuvait intégralement ce que ses aînés ont constitué, ne reconnaîtrait-elle pas d’une façon implicite que sa venue en ce monde fut inutile ? » Certes. Et inversement quel personnage plus ridicule qu’un ancien jeune homme ? Francis Chevassu avait appelé le jeune Barrès Mademoiselle Renan. C’est joli de porter ce nom à vingt ans, ce l’est moins de le porter comme vieille fille. « Il est nécessaire qu’à mi-chemin de son développement le littérateur ou le politicien cesse de pourchasser son prédécesseur afin d’assommer le plus possible de ses successeurs. C’est ce qu’on appelle devenir un modéré, et cela convient tout à fait au midi de la vie. Cette transformation est indispensable dans la carrière d’un homme qui a le désir bien légitime de réussir »[2]. Ces tournants, M. Barrès, à vingt ans, les expliquait par le dehors, par le désir de réussir. Aujourd’hui il les explique par le dedans, par le mûrissement de l’intelligence. Tout simplement l’animal secrète sa coquille. Voyez les tendres nacres, les roses crépusculaires de la merveilleuse conque en tant de phrases chatoyantes des Amitiés Françaises. « En vérité ne serait-il pas dommage que de telles puissances de sentiment se dissipassent, alors que leurs vapeurs peuvent être solidifiées sur de dignes objets qu’elles doreront pour toute sa vie ? Fixons ce bel émerveillement sur quelque chose de réel, et mêlons ces images qui fuiraient à des images qui demeureront »[3]. Et, dans cette page admirable d’Un Homme Libre, que j’ai déjà citée, n’avez-vous pas la sensation de ces coquilles vides pulvérisées par le flot et qui accumulent pour les continents futurs au fond tranquille des mers les couches de calcaire uniforme : « J’approche de cette dernière période. Quand ce corps où je vis sera disparu, mon

  1. Un Homme Libre, p. 93.
  2. Id., p. 12.
  3. Les Amitiés Françaises, p. 107.