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suivons en ramassant ce qu’il laisse tomber, en observant ce qu’il acquiert. « Je suis un jardin où fleurissent des émotions sitôt déracinées. Bérénice et Aigues-Mortes ne sauraient-ils m’indiquer la culture qui me guérirait de ma mobilité ? Je suis perdu dans le vagabondage, ne sachant où retrouver l’unité de ma vie[1]. » Autour d’un jeu de mots sur la tour de Constance s’agrège négligemment l’idée, le schème de cette unité : « C’est en effet l’idée de tradition, d’unité dans la succession, qui domine cette petite sentimentale et cette plaine ; c’est leur constance commune qui leur fait cette constance si forte que, pour désigner l’âme de cette contrée et l’âme de cette enfant, pour indiquer la culture dont elles sont le type, je me sers d’un même mot : le jardin de Bérénice[2]. » Le Jardin était un effort vers cette unité, mais unité en largeur et en superficie colorée, comme les tapisseries du Musée du Roi René, non encore en-dessous, en charpente, en profondeur. Tradition, unité, sont des vues du dehors auxquelles la sensibilité est ralliée par la raison, par la volonté. Et M. Barrès finit par conclure qu’évidemment ce n’est là qu’une impression, — une idée artificielle de constance autour de laquelle cristallise « notre vieux fonds de sentiments et d’émotions héréditaires ». Cristallisation, formation de la coquille calcaire qu’il a éprouvée, dès sa première jeunesse, de la façon la plus aiguë, parfois avec mélancolie et parfois avec volupté. Question d’équilibre entre la masse vivante et la coquille, « équilibre pourtant difficile à tenir. L’homme intérieur, celui qui possède une vision personnelle du monde, parfois s’échappe à soi-même, bouscule qui l’entoure, et se révélant annule des mois merveilleux de prudence ; s’il se plie sans éclat à servir l’univers vulgaire, s’il fraternise et s’il ravale ses dégoûts, je vois l’amertume, amassée en son âme, qui le pénètre, l’aigrit, l’empoisonne »[3]. Cette formation de la coquille est liée souvent dans Sous l’œil des Barbares et Un Homme Libre à cette tristesse, à cette défiance, à tout ce qui fait voir à M. Barrès l’intelligence des Lundis comme la déchéance et la fin de Sainte-Beuve, redouter pour lui un destin analogue, pressentir les jeunes gens du XXe siècle qui rediront à M. Barrès ce que le Barrès de l’Homme Libre dit au jeune Sainte-Beuve : « Jeune homme, si dégoûté que tu cédas devant les

  1. Le Jardin de Bérénice, p. 54.
  2. Id., p. 60.
  3. Sous l’œil des Barbares, p. 183.