Page:Thibaudet – Trente ans de vie française – Volume II.djvu/109

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

des peuples et des paysages. « Une partie de mon âme, toute celle qui n’est pas rattachée au monde extérieur, a vécu de longs siècles avant de s’établir en moi. Autrement, serait-il possible qu’elle fût ornée comme je la vois ? Elle a si peu progressé, depuis vingt-cinq ans que je peine à l’embellir ! l’en conclus que, pour l’amener au degré où je la trouvai dès ma naissance, il a fallu une infinité de vies. L’âme qui habite aujourd’hui en moi est faite de milliers de morts ; et cette somme, grossie du meilleur de moi-même, me survivra en perdant mon souvenir[1]. » Inversement, à Sainte Odile, « je m’enfonce dans ce paysage, je m’oblige à le comprendre, a le sentir : c’est pour mieux posséder mon âme. Ici je goûte mon plaisir et j’accomplirai mon devoir. » Heure de la paix entre le paysage et l’homme, entre la, nature et l’âme, entre le plaisir et le devoir. « Quand je ramasse ma raison dans ce cercle, auquel je suis prédestiné, je multiplie mes faibles puissances par des puissances collectives, et mon cœur qui s’épanouit devient le point sensible d’une longue nation[2]. »

C’est ainsi que, dès le Culte du Moi, M. Barrès se montre soucieux de construire en lui et autour de lui sub specie civitatis. Une Cité en lui : Église militante, Église triomphante de l’Homme Libre. Une Cité autour de lui : le sentiment et l’idée nationalistes. Il peut appliquer à sa vie intérieure ce qu’il dit du Quartier Latin dans les Déracinés : « Un quartier de jeunes gens ne constitue pas une cité »[3]. Le chapitre de l’Homme Libre sur la Lorraine figure la plaque tournante sur laquelle il passe, par une démarche souple, de l’une à l’autre de ces voies analogues parallèles, et qui ne paraissaient pas d’abord, par leurs lignes, lui permettre de les joindre.

Le sentiment du déterminisme double pour l’intelligence celui de la collectivité. Pour en éprouver la sensation âpre et salutaire, il fallait le goût de la sensation contraire, l’appétit de la liberté. Le déterminisme, d’où M. Barrès a tiré de si belles harmonies, est d’abord l’un de ces froissements, l’une de ces humiliations qui lui sont nécessaires pour, mettre en valeur toutes ses puissances : « Que je cesse d’être froissé, et je ne produirai plus rien d’intéressant. » « Saturé et humilié de lui-même, Sturel, à se comprendre comme conditionné et nécessité,

  1. 'Un Homme Libre, p. 178.
  2. Au Service de l’Allemagne, p. 44.
  3. Les Déracinés, p. 125.