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tout le temps des classes d’histoire et de physique… Couché dans un chéneau du toit, ayant sous moi la populeuse montagne Sainte-Geneviève, je rythmais voluptueusement, en les animant de noms propres, telles phrases : « De sa tour d’ivoire, comme Athéné du Serapeum, son imagination voyait la vie grouillante de fanatiques grossiers. Il s’instituait victime de mille bourreaux, pour la joie de les mépriser. Et cet enfant isolé, vaniteux et meurtri vécut son rêve d’une telle énergie que sa souffrance égalait son orgueil »[1]. « Qu’on le classe vulgaire ou d’élite, chacun hors moi n’est que barbare. À vouloir me comprendre, les plus subtils et bienveillants ne peuvent que tâtonner, dénaturer, ricaner, s’attrister, me déformer enfin, comme de grossiers dévastateurs auprès de la tendresse, des restrictions, de la souplesse, de l’amour enfin que je prodigue à cultiver les délicates nuances de mon moi. Et c’est à ces barbares que je céderais le soin de me créer chaque matin puisque je dépendrai du soin de leurs opinions quotidiennes ! »[2] Evidemment le moi adolescent, pris encore dans l’âge ingrat, que développe Sous l’œil des Barbares, tend une figure encore grêle et gauche. Bien que le livre ait été rédigé dans les premières années d’écrivain de M. Barrès, il utilise en se rejetant quelques années en arrière une sensibilité froissée et formée par le lycée de Nancy. Comme il arrive souvent, et comme cela sera le cas presque de tous les livres de M. Barrès, ces petits mémoires mêlés de récits alexandrins, froids, étudiés, scolaires, sont faits pour libérer l’auteur d’une forme de vie déjà surannée, qui lui pèse, et qu’il jette dans un livre, loin de lui, pour être désormais dispensé de la vivre. À peu près comme Delrio qui vendit sa villa de Tolède « sous condition expresse qu’on en fît un hôtel, afin que ce lieu étant profané par n’importe qui, par tout le monde, les souvenirs en fussent restitués à l’universel et possédés par personne »[3].

Cette vie, qu’il exprime avant de la dégager (« encore un citron de pressé ! ») c’est la vie de lutte, de contraction et de défiance contre un milieu. M. Maurras, lui aussi, s’est dépeint enfant comme un petit sauvage dont toute l’âme disait : Non ! Excellente préparation, d’ailleurs, pour tomber dans un Oui immodéré. « Notre Moi, c’est la manière dont notre organisme réagit aux excitations du milieu et sous la

  1. Sous l’œil des Barbares, p. 101.
  2. ld., p. 141.
  3. Du Sang, p. 55.