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fissent, idéalisés eux aussi, une si longue fortune. Créées par un dieu artiste, les choses ne sont pas simples, mais la souplesse et la subtilité de leurs tours et de leurs retours font plus vivantes sans qu’elles soient moins intelligibles les destinées qu’elles décrivent.

L’étude de M. Maurice Croiset sur un Nationaliste Athénien, écrite au moment de l’affaire Dreyfus, appartient à ce genre de la politique rétrospective, du ϰτῆμα ἐς ἀεί (ktêma es aei) par lequel les professeurs d’histoire aiment à prendre contact avec les réalités contemporaines. (C’est de même encre que M. Alfred Croiset écrivit, mais dans la direction opposée, les Démocraties Antiques. Effet de la politique de M. Maurras sur une famille d’universitaires et d’hellénistes jusqu’alors unie ! Hermès symbolique des frères français pendant l’Affaire !) Grec, Romain et Français, nationaliste intégral pourvu de trois belles patries comme les heureux citoyens cargésiens, M. Maurras tire de même source ses trois nationalismes. On pourrait les grouper en une chaîne continue dont en effet Isocrate représenterait la tête. Pour le comprendre, ne descendons pas d’Isocrate, mais remontons à Isocrate.

Dans une visite au Musée d’Athènes, un buste, dit M. Maurras, « manqua de me faire sourire. Il représentait un pauvre homme d’empereur, le vieil Hadrien, épanoui dans son atticisme d’école. Je le jugeai fort à sa place, et le saluai en rêvant. Hélas ! tout compte fait, le monde romain s’acquitta mal auprès de la Grèce. À quoi pensaient-ils donc ces administrateurs modèles, qui ne sauvèrent pas leur éducatrice des pièges que lui tendait son intelligence et son ouverture d’esprit ? Ce furent de mauvais tuteurs. Non seulement ils ne surent point la guérir des lèpres sémites, mais tout le mal qu’Alexandrie avait pu faire au monde grec, Rome, on peut le dire, le fit. Il est vrai que Rome, à son tour, périt du même mal, en entraînant son lot d’hellénisme et d’humanité[1] »

Des catholiques ennemis de M. Maurras ont trouvé qu’il reprochait aux empereurs de n’avoir pas assez persécuté les chrétiens ; M. Maurras s’en est défendu, il est permis de croire qu’en parlant de « lèpres sémites » il n’a pas pensé expressément au christianisme. Mais enfin ce dont il accuse Athènes et Rome c’est de n’avoir pas défendu leur nationalité plus jalousement que ne l’a fait contre des ennemis analogues la France républicaine. Les Césars ont été en cette matière les disciples d’Isocrate, du rhéteur qui appelait Grecs ceux qui

  1. Anthinea, p. 61.