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II
LA DÉMOCRATIE

Révolution, démocratie, république, tout l’ordre politique contre lequel s’est armé M. Maurras est associé de près au romantisme qui l’a sinon engendré, du moins légitimé et déchaîné. Il faut le louer d’avoir posé le problème politique avec cette ampleur, d’avoir placé sur une même ligne et expliqué l’un par l’autre le spirituel et le temporel du siècle. Il n’était pas le premier, et les romantiques lui avaient eux-mêmes montré le chemin. Dans la Réponse à un acte d’accusation Victor Hugo pousse jusqu’au bout, avec une verve illimitée, la comparaison de sa révolution littéraire avec la révolution politique de 1789. Il a fait pour les mots ce qu’elle avait fait pour les hommes. Mais on peut aller plus loin et parler plus sérieusement que cette imagerie d’Épinal. Le point de vue le plus général sous lequel on envisagerait ce parallélisme du politique et du littéraire serait, je crois, celui-ci : le romantisme a mis derrière l’humanité, la pensée, la poésie, une substance dont tout le reste n’est que manifestation passagère, la Nature. Romantisme, naturalisme, symbolisme, l’acceptent pareillement comme la réalité suprême qui commande l’homme, comme la mer universelle où retombent toutes les gouttes d’eau individuelles. Elle est donnée chez eux comme un élément. Au contraire l’art classique, qui était un art humain, réalisait la nature sous les espèces de l’homme. Du XVIIe siècle au XIXe s’est faite la grande transgression musicale, dont les eaux sonores ont tout envahi. Cette impression que nous verse magnifiquement la poésie romantique, je la retrouve transposée en l’ordre politique, mais toujours de même fonds et révélant les mêmes racines originelles, quand je lis les derniers chapitres de la Démocratie en Amérique où Tocqueville, avec une clairvoyance ironique, détachée, à peine teintée de mélancolie, développe, en le style élégant et nu qu’il tient de Montesquieu, en petites phrases égales et douces, le mouvement d’irrésistible marée dont la démocratie submerge peu à peu les sociétés