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d’un grand journaliste ; la clarté, la verve, les idées les plus communes exprimées dans les formes du paradoxe, l’interpellation, la raillerie, le mouvement, l’action, et une bonhomie qui appelle la confiance. Aucune des réponses pertinentes qui au XVIIe siècle furent faites aux Provinciales ne réussit devant le public, non que Pascal eût raison, mais il était journaliste (il a inventé le journalisme plus sûrement que la brouette) et ses adversaires ne l’étaient pas. Et lisez le pamphlet de Maistre sur le Jansénisme. C’est injuste, volontiers absurde, riche d’ignorance, mais quel élan, quel esprit, quels mots à l’emporte-pièce, qui vont chercher l’humain, le ridicule, sous le convenu et l’hagiographie ! Quel jeu de massacre allant et gaillard ! C’est en reprenant la tradition, et dans une certaine mesure la manière et le style de Joseph de Maistre, que Veuillot créera le grand journalisme catholique.

Le journalisme sans journal qu’a pratiqué de Maistre est un journalisme offensif, avec un élan, une force, une efficace, un panache même de saine folie, qui s’opposent au journalisme des sages, au journalisme défensif des Actes des Apôtres de Rivarol, à celui de Peltier, — ou du Genevois Mallet du Pan. Son intransigeance, son intégralisme, font sa force, au moins littéraire. Rivarol et Mallet sont des libéraux : au XIXe siècle ils eussent écrit aux Débats. De Maistre, lui est de taille à assumer fièrement pour son compte la flétrissure que Mirabeau infligeait au duc de Savoie son maître : « mauvais voisin de toute liberté ». Liberté d’examen à Genève, liberté de l’Église gallicane en Bugey ou en Dauphiné, liberté de la Répuplique Française, liberté des philosophes, et même, dans le passé, Athènes comme civilisation de liberté, il a épuisé son encre à batailler contre tout cela. Il a créé, pour le XIXe siècle, le style du combat contre la liberté.

Il reste un des prosateurs de son temps qu’on relit avec le plus d’intérêt et même d’amusement. Il n’est jamais ennuyeux. Mais il manque de sécurité. Il vit sur une instruction solide, sur d’abondantes lectures anciennes qu’il renouvelle peu. Ses erreurs de fait sont nombreuses, et d’ailleurs le sentiment de la vérité scientifique manque complètement à ce pur humaniste et à ce disciple de Saint-Martin qui ne croit qu’aux vérités de sentiments. Déduire, inventer, tirer ses feux d’ar-