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tourné avec plus de déférence et d’espoir vers les intellectuels, les grands professeurs, pour en obtenir direction et lumière. Or les idées-mères espérées ne sont pas venues.

Dans le monde de l’intelligence, l’après-guerre fit, comme il était naturel, une poussée de réaction contre les nationalismes. Négative : les nationalismes, qui avaient produit la guerre, devaient être, pensait-on, abattus pour la cause de la paix. Positive : il y avait une Europe à construire, une culture internationale à fonder, coche qui ne manqua pas de mouches, mais bien de cocher, et resta dans les fondrières ; jusqu’en 1936 les idées-mères, en Europe, sont des idées nationalistes, ou des idées de classe. Elles ont trouvé en Italie, en Allemagne, en Russie, leur expression politique. Elles n’y ont pas trouvé d’expression philosophique et littéraire. La carence de la grande littérature d’idées est aujourd’hui un fait européen.

Carences.
Au cours d’une génération, la littérature d’idées comporte toujours un retard sur la littérature de poésie et d’imagination. Le penseur entre en action et en influence à un âge plus avancé que le poète et le romancier : parlons vaguement d’un écart d’une dizaine d’années. Mais ce retard normal ne peut être comparé ici au fort décalage d’une génération à une autre, qui fait que la génération de 1914 n’a pas tiré d’elle-même ses grands producteurs d’idées, qu’elle vit presque entièrement sur des réserves de la génération précédente. La référence à Barrès, à Bergson, à Péguy, même à Georges Sorel, demeure courante. Le seul livre d’idées qui ait depuis la guerre comporté un véhicule littéraire et une influence, c’est la Trahison des Clercs, de Benda, qui est un contemporain de Barrès et de Maurras, et qui a ramené exactement, en 1925, les positions du temps de l’affaire Dreyfus. Il est vrai que le problème qui y est traité, celui du pouvoir spirituel, reste, depuis plus de cent ans, le problème central, en France, de la littérature d’idées.

Ce n’est d’ailleurs pas que l’opinion, ni surtout que la génération de 1914 et que la jeunesse angoissée d’après-guerre, se soient désintéressées des idées. Loin de là ! Mais d’abord il faut toujours se souvenir que leur élite, leurs chefs naturels, sont restés sur les champs de bataille, que Charleroi a dû