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s’épandaient chez Banville en une rivière facile, ils gouttent chez Mallarmé sous un climat inhumain, forment lentement les stalactites d’une poésie miraculeuse.

Impuissance ? C’est bientôt dit. Tout grand timide est un grand amoureux. Comme Thalès pouvait faire des affaires, Mallarmé pouvait se montrer poète facile : une influence, un changement de vie, des commandes, auraient déclenché en lui un funambule de la rime, un chroniqueur indéfini en vers à la manière de Ponchon. Vers de Circonstance nous indique de quoi il était capable. Mais la crainte du verbe, le respect des mots avait un sens pour lui, comme la crainte et le respect de Dieu pour un mystique. Et puis il y avait son horreur maladive du cliché. Il a symbolisé sa poésie dans Hérodiade, la vierge qui se retire de la réalité, de l’échange, du convenu et de l’Autre, comme Narcisse. Les mots n’ont plus valu pour lui par leurs liaisons, mais par leurs affinités secrètes, par leurs mouvements allusifs, par leur inaptitude au langage spécial et leur capacité de langage pur. Le sort que l’abbé Bremond a fait à la « fine pointe » de saint François de Sales en matière d’états mystiques, il faut le faire à la fine pointe mallarméenne en matière de poésie pure : les mots, la musique, les rimes sont là pour désigner et affiner, autant qu’une extrême poésie, une poésie extrême, extrémiste, exténuée, après laquelle il n’y a plus rien.

Un poète « chante » quelque chose. Et le poète épique commence toujours par nous dire quoi. À une interrogation sur ce qu’elle chante, la poésie de Mallarmé est aussi interdite et démunie que Cordelia devant Lear. Elle ne chante, ou elle ne dit, qu’elle-même. Elle est, elle tient par la vertu des mots. Flaubert rêvait d’un livre sans sujet qui tînt par la seule vertu d’un style. La dernière partie du XIXe siècle s’est ainsi, par quelques antennes, avancée vers le bord irrespirable de l’atmosphère littéraire.

Et voici que le grêle recueil, les deux mille vers de ce poète « impuissant » rejeté longtemps par la voix publique dans l’« incompréhensible » et l’« obscur » est un de ceux qui ont doublé le plus sûrement le cap des Tempêtes ; le cap de la postérité,

jusqu’au
Reflet du pâle Vasco.