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importances par des critères (influence, nécessité, bienfaisance, fonction sociale, place dans l’évolution d’un genre). Il ne s’agit pas non plus de cette critique impressionniste à la Lemaître et à la France, qui dit agréablement ce qui plaît ou déplaît au critique, sans plus de raison impersonnelle qu’il n’y en a dans le J’adore et le Je déteste des femmes. Il ne s’agit pas davantage de la croyance au bon goût, de la recherche de ce bon goût, telles que les pratiquait la critique traditionnelle. Il s’agit de ce que nous nous hasardons à appeler la critique de nourritures.

Critique de Nourritures.
Les nourritures littéraires, dans le sens ou Gide a écrit les Nourritures terrestres, qui sont un journal de découvertes sensuelles, un journal de décompression, après une jeunesse puritaine et la maladie. On conçoit pareillement une recherche de ce qui, dans les livres, peut nourrir un esprit. On imagine (et on voit) une critique qui prenne pour valeur suprême la qualité et l’efficace des livres en tant qu’ils commandent une sensibilité, une intelligence, une action, soit quelque chose dans l’homme, et non pas l’évolution d’une littérature, soit quelque chose dans l’abstrait. On verra en Montaigne le fondateur de cette critique. On la retrouverait, longtemps après, prise un peu dans un retour des valeurs du XVIe siècle, chez le Sainte-Beuve senancouriste de Volupté et chez celui de Port-Royal, abandonnée d’ailleurs à peu près par le Sainte-Beuve des Lundis. Lemaître la prend apparemment pour guide de ses préférences et de ses jugements en matière de Contemporains : mais l’homme à nourrir n’est pour lui, n’est en lui, que le lecteur moyen et l’homme dans la rue. Le vrai maître de cette critique pour la génération de 1885, ce serait le Barrès d’Un Homme libre avec ses « intercesseurs ». Mais Barrès reste trop près de ses nourritures. Il est construit exactement sur son image familière de l’arbre, avec ses racines qui ne prennent dans la terre que ce qui lui convient pour vivre, grandir, ombrager et bruire. Pour qu’il y ait critique, il faut plus de jeu, de liberté, de disponibilité, de vagabondage, précisément ce que nous trouvons dans Gide, qui reste plus proche de Montaigne à qui Barrès est remarquablement étranger, proche du Sainte-Beuve des Lundis,