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une place remarquable les jeunes Israélites du lycée Condorcet, de la Revue Blanche, de l’École Normale, dont les familles ont généralement acquis de l’aisance dans le mouvement d’affaires parisiennes du Second Empire, et qui apportent dans les lettres une intelligence précoce, nette, brillante, ardente, — urbaine, c’est-à-dire deux fois parisienne, en ce qu’elle est d’Alexandrie et de Paris.

Avec cette même génération apparaît l’antisémitisme. La France Juive de Drumont est de 1886. Ensuite ce pamphlétaire puissant donne à un antisémitisme populaire un journal, un public. C’est cet antisémitisme diffus, qui, en 1894, des fuites ayant été découvertes au ministère de la guerre, fixa les soupçons sur un officier alsacien, le seul israélite du bureau de l’État-Major, d’où les documents communiqués à une puissance étrangère paraissaient sortir, le capitaine Dreyfus, lequel fut condamné malgré ses protestations d’innocence. Trois ans après, la famille et les amis de Dreyfus, faisant état des illégalités du procès, posèrent la question de la revision. Le plus en vue et le plus actif d’entre eux était un parlementaire célèbre, Joseph Reinach.

Joseph Reinach appartenait précisément, avec ses deux frères Salomon et Théodore, à la plus savante et la plus brillante famille d’intellectuels juifs, célèbre par ses succès universitaires entre 1875 et 1880. D’autre part il était le gendre de son oncle, le banquier Jacques de Reinach, de Francfort, flibustier du Panama, le Nucingen de la République opportuniste, suicidé en 1892. Il jouissait d’une impopularité énorme et non toute imméritée. Il n’excita pas seulement les clameurs ordinaires des antisémites, mais les défiances des plus honnêtes gens, qui n’écartèrent point la légende d’après laquelle un Syndicat juif, présidé par Reinach, se serait formé pour la délivrance d’un coreligionnaire condamné en 1894. Le premier appel en faveur de Dreyfus avait d’ailleurs été lancé par un écrivain juif, Bernard Lazare, et flétri, en 1896, par l’unanimité de la Chambre. Un officier, naguère à l’État-Major, le lieutenant-colonel Picquart, avait d’autre part émis des doutes motivés sur la culpabilité du capitaine : deux sénateurs, Scheurer-Kestner et Trarieux, proclamaient l’irrégularité du procès. Mais le pays avait confiance en ses chefs mili-