Page:Thibaudet – Histoire de la littérature française.pdf/419

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

très différent de celui qu’ont rencontré les précédentes. La génération de 1820 avait dû traverser une révolution politique, celle de 1830, la génération de 1850 avait été plus ou moins disloquée par la guerre de 1870 : donc toutes deux par les grands événements ordinaires de la vie du XIXe siècle, révolution et guerre. La génération de 1885 traverse quelque chose de particulier, qui n’est ni révolution ni guerre, qui ne ressemble à rien de ce qui a précédé ou suivi : c’est l’affaire Dreyfus.

L’Affaire Dreyfus.
L’affaire Dreyfus, a été non seulement un événement intellectuel, mais l’événement des intellectuels. Elle a obligé l’intelligence à prendre parti pour l’une ou l’autre des valeurs dont cette génération était déjà le champ de bataille : ou bien cette vérité pragmatiste d’adhésion, de sensibilité et d’intérêt qui commande les croyances religieuses, nationales et sociales, ou bien la vérité impersonnelle, fondée sur la recherche objective, avec laquelle sont familiers les savants, les professeurs, les magistrats. Une providence artiste a créé l’affaire Dreyfus, pour leur servir de champ clos. De jeunes équipes nouvelles, produit spécial de l’affaire Dreyfus et qui en sont restées marquées, apparurent dans l’un et dans l’autre camp. Nous sommes obligés de faire ici ce que nous n’avons eu à faire ni pour la révolution de 1830, ni pour le coup d’État, ni pour la guerre de 1870, ni pour aucun des événements célèbres auxquels répond une cassure ou une articulation littéraires, et qui sont assez connus pour que nous ayons pu procéder par allusions. Un tableau plus appuyé et plus complet est nécessaire. L’affaire Dreyfus n’a pas été incorporée suffisamment à l’histoire politique, et à la mémoire de la nouvelle génération pour que l’allusion suffise. Nous nous efforcerons d’ailleurs de ne pas sortir du rôle littéraire de cette affaire.

Nous devrons d’abord noter que la génération de 1885 est la première génération littéraire où aient figuré en nombre assez considérable des équipes d’écrivains israélites. À vrai dire la génération précédente avait déjà compté Ludovic Halévy, Hector Crémieux, Catulle Mendès, et l’on avait vu de grandes affaires de journaux et de librairie contrôlées par Mirés, Millaud, Lévy. Dans la génération de 1885, prennent