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sonnages ont réellement vécu. Cependant le fils de concierge reste un sentimental. Il a la religion du pot de réséda, et s’il soustrait le roman au romanesque, c’est pour le pencher du côté de la romance. Le grand succès de la Vie de Bohème lui vint d’ailleurs des bourgeois et des bourgeoises, plus que des « bohèmes ». Buloz ne s’y trompa pas et s’empressa d’attacher Murger à la Revue des deux Mondes, où parurent désormais ses principaux romans, et à laquelle il fournit cette denrée industrielle qu’on a vu reparaître après 1918 : le bohème en série, la tournée de bohème décente, préparée et parée pour le bourgeois. Sa santé l’ayant obligé à habiter en partie Marlotte, on lui commanda du rustique, qui ne fut pas mauvais du tout ; cela nous a valu un roman d’un singulier réalisme paysan, le Sabot rouge, peut-être sa meilleure œuvre, et en tout cas la plus vraiment réaliste au sens actuel.
Champfleury .
Murger est un demi-réaliste à qui un sujet et un succès heureux ont permis de percer malgré lui un premier layon réaliste. Autant comme netteté et originalité de réalisme que comme talent, Champfleury lui paraîtra bien supérieur. On s’en rendra compte en comparant à la Vie de Bohème ses Aventures de Mlle Mariette, peinture documentaire des mêmes milieux et des mêmes personnages. Fils de petits boutiquiers, il vient aussi du peuple, mais de province comme Restif, dont il a le tempérament et la malice. Les vingt romans qu’il publie en vingt ans (1847-1866) font un tableau des plus solides d’une vie de province par quelqu’un qui la sent, l’a vécue. C’est généralement une chronique de Laon, comme Restif a donné dans Monsieur Nicolas une partie de la chronique d’Auxerre. On en retrouvera les personnages authentiques dans l’état-civil, les archives de notaires et les souvenirs des familles laonnaises. On comprend d’ailleurs que le séjour de Laon fût à peu près interdit, sous peine de sévices, à l’auteur des Bourgeois de Molinchart, et que le préfet de l’Aisne et la magistrature l’aient admonesté. De ces Bourgeois, un des plus importants romans de Champfleury, et qui parut peu avant Madame Bouary, la rédaction peut être tenue pour très caractéristique du Champfleurysme. Quand l’auteur était en-