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dans les ténèbres. C’est à peu près à cette fonction que le génie des balancements et des contrastes inhérent à une littérature saine délègue en 1829 les Poésies de Joseph Delorme de Sainte-Beuve, en 1857 les Fleurs du Mal de Baudelaire.

Sainte-Beuve précurseur.
Quand parurent les Fleurs du Mal, Sainte-Beuve dit : « Joseph Delorme, c’est les Fleurs du Mal de la veille ». À quoi un fleuriste, qui vend les fleurs de la veille à moitié prix des fleurs du jour, répondrait que Sainte-Beuve se rend justice. Mais celui-ci entendait bien ne mettre l’accent que sur son rôle de précurseur et par là, lui aussi, en somme, il se rendait justice.

Son originalité, en 1829, était aussi incontestable que méconnue. C’était un poète clairvoyant et triste, qui ne trouvait sa poésie que dans cette clairvoyance et cette tristesse, ne la projetait pas autour de lui en illusions ornées. Lui-même opposait avec une mélancolie qui tournera vite en aigreur sa place de poète sacrifié, inquiet, peu aimé, au rayonnement olympien de Victor Hugo, son habitude des ténèbres à cette familiarité de la lumière. Baudelaire admirera très fort, et avec raison, la pièce de la Veillée écrite le 22 octobre 1828 et dédiée à Victor Hugo où s’éclaire le contraste saisissant des deux destinées.

Mais s’il serait tout à fait injuste de dire que ce poète triste est un triste poète, tout au moins pourra-t-on avouer que ce poète clairvoyant n’est pas un très grand poète. C’est ainsi que cette pièce de la Veillée commence par trente-quatre vers qui sont beaux, qui en paraissent le versant ensoleillé, échauffé d’ailleurs par le rayonnement hugolien, tandis que les dix-huit derniers, un nord froid et bas, l’achèvent dans une platitude désespérante. Et c’est cette platitude qui, si fréquente dans Sainte-Beuve, a rebuté tant de lecteurs, a dès les Pensées d’Août découragé et fait disparaître dans l’indifférence publique cette originale poésie, l’a rejetée en effet à l’état de fleur de la veille.

La Poésie de Baudelaire.
La fleur du jour, c’est la fleur de la veille plus la floraison. La poésie de Baudelaire, c’est la poésie de Sainte-Beuve plus la poésie. Je veux dire la matière de cette poésie plus le rayon