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ture n’est pas une géographie. Toute la science complexe et explicative que nous appelons aujourd’hui géographie physique, politique, humaine, pourrait être appliquée au pays, à la nature dans la nature, qu’est la Comédie balzacienne. Quand Balzac dit dans la préface de la Comédie : « J’ai tâché de donner une idée des différentes contrées de notre beau pays », le contenu pittoresque de la phrase reste au dernier rang. Ce qui importe c’est ce que la suite éclaire : « Mon ouvrage a sa géographie comme il a sa généalogie, et ses familles, ses lieux et ses choses, ses personnes et ses faits comme il a son armorial, ses nobles et ses bourgeois, ses artisans, et ses paysans, ses politiques et ses dandies, son armée, tout son monde enfin ! »

Comme celle de la France elle-même, cette géographie a ses pôles, la vie privée et la vie publique, la vie de province et la vie parisienne, la vie matérielle et la vie mystique. Entre ces pôles, des routes qui sont les romans, dans leur histoire et leur durée. La Comédie comporte toute une géographie routière : les routes en hauteur, qui sont celles de l’ascension et de la dégradation sociales, les routes en longueur et en largeur, qui sont celles des provinces à la capitale.

La géographie routière en hauteur (qui va jusqu’à la mystique de Dante, puisque pour l’auteur de Séraphita les destinées sont des épurations) ne pourra être faite que sur le terrain, ou plutôt dans l’air, avec des observations de détail. En voici un exemple : on sait que Balzac a voulu faire de Mme de Beauséant le type de la grande dame. Il ne paraît pas à la majorité des lecteurs du Père Goriot qu’il y ait réussi. La lourdeur et la pédanterie de ses conseils à Rastignac lors de ses débuts dans le monde, son « Nous autres femmes… », entre pour beaucoup dans le reproche que la critique académique fait à Balzac de « ne pas savoir faire parler les duchesses ». L’ascension de Rastignac parait commencer à l’aide d’une poulie mal en point. Mais tout cela redevient vrai et singulièrement émouvant quand on songe que Balzac n’a pas inventé ce ton, que ce sont là les leçons, que c’est là le style des leçons qu’il a reçues de Mme de Berny, et qu’il a dû redemander à d’autres. La géographie, routière en hauteur de Balzac est faite de son expérience d’une vie, de l’expérience de sa vie, toujours sous pression d’une immense ambition. Pareillement sa