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peut-être au plan où le théâtre romantique trouvait la voie la plus libre, celle d’un mouvement dramatique pur). Aristote eût admiré plus qu’Œdipe roi et Iphigénie en Tauride ces cascades de reconnaissances, d’incestes, de parricides, d’infanticides. Et le Corneille de Rodogune eût salué en Dumas le sorcier du métier.

Si Dumas faisait mal le vers, il fit dans la Tour de Nesle, supérieurement la prose. Weiss a eu le courage de dire que dans la Tour de Nesle il y a un style, « un style trouvé ». Il faudrait modifier la définition de Buffon. Le style de théâtre est ici le mouvement que les actes mettent dans les paroles et les paroles dans les actes. Il a l’éclat, le mouvement, la rapidité de l’épée. Il lui est arrivé ce qui est arrivé au songe d’Athalie ou au récit de Théramène, mangés par le cliché et la parodie, dont il faut les nettoyer pour les admirer. Un connaisseur de style encore supérieur à Weiss ne s’y est pas trompé. C’est Victor Hugo. La Tour de Nesle a appris à Hugo qu’on pouvait faire du drame en une prose qui valait les vers, et la Tour de Nesle de 1832 lui inspira Lucrèce Borgia de 1833, sans compter Marie Tudor, autre très grande dame.

La Création romantique.
Ce qu’a créé, dans Hernani et Marion Delorme, Victor Hugo, c’est le drame et la comédie poétiques, que répéteront les Vacquerie, les Banville, les Coppée, les Mendès, les Richepin, les Rostand, et qui restera, jusqu’en 1914, pour le public de Paris l’équivalent officiel de ce qu’était autrefois la tragédie classique. Ils sont morts, la postérité de la Tour de Nesle aussi, tandis que la postérité d’Antony reste vivante.

Antony a créé en effet cette réalité dramatique simple et souple qui s’appelle la pièce, la pièce moderne en prose, qui deviendra vingt ans après, avec la génération qui succèdera, la langue moyenne et définitive du théâtre. Antony pourrait s’appeler la pièce des deux Dumas, et c’est dans le théâtre du fils bien plus que dans celui du père qu’elle s’est continuée. D’ailleurs Dumas n’en présente pas seulement dans son drame la pratique, mais aussi la théorie. Il a osé avec succès, dans le IVe acte, lier, comme Modère dans le Misanthrope, des scènes de discussion littéraire à l’action, les faire comme Molière