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cent le grand mélange. Il y a chance pour qu’au sortir de là il se produise quelque chose d’original et de nouveau. »

Il y a les émigrés qui perdent leur pays et ceux qui en découvrent d’autres. Il y a les émigrés qui n’ont plus de société et ceux qui s’en font une nouvelle, il y a les émigrés qui n’ont pas de jeunesse et ceux qui créent une jeunesse. Trois dissonances, qui produisent chacune leur étincelle de vie littéraire.

L’émigré qui perd son pays, qui n’a plus de société, qui n’a plus de jeunesse, représente au bilan le passif, la négation, la déficience. L’émigration est mortelle aux faibles. S’il vient de ce côté des faibles une voix littéraire, c’est une voix désespérée. Cette voix désespérée s’est exprimée précisément dans un des plus beaux livres de l’émigration, l’Obermann de Senancour. Chateaubriand a traversé cette phase avec René.

La Découverte de l’Europe.
En perdant la France, d’autres émigrés, fils du XVIIIe siècle découvrent mal leur moi, et la vie solitaire ne leur apparaît guère que dans l’aimable et humoristique dessin du Voyage autour de ma Chambre de Xavier de Maistre. En revanche ils découvrent l’Europe. Ils deviennent, selon le mot de Mallet du Pan, des cosmopolites malgré eux. L’aire de dispersion est vaste. Des trois Bourbons qui succèderont à Louis XVI, Louis XVIII habite la Russie, Charles X, l’Écosse et Louis-Philippe, qu’on trouve en Scandinavie, sous le cercle polaire, puis en Amérique, est un voyageur passionné. La bibliographie des livres de voyages dus aux émigrés, parus soit à l’étranger soit en France à leur retour, est considérable. Ils découvrent l’Angleterre, l’Allemagne, la Scandinavie, la Russie, l’Espagne, les États-Unis, non pas comme autrefois dans les voyages d’études, les missions diplomatiques, les séjours d’hommes de lettres parmi la bonne compagnie, mais dans la matérialité précise où les appliquent une vie difficile, le contact avec le peuple, les voyages à pied, les métiers dont il faut vivre, la langue qu’il faut apprendre. Leur émigration dure assez pour qu’ils apprennent l’étranger, pas assez pour qu’ils oublient la France.

L’accueil qui leur est fait par la société britannique prépare cette vie franco-anglaise de l’esprit littéraire et politique,