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avait suivie vingt ans auparavant aux Champs-Élysées, elle quitte sa nature de pente sur la terre pour devenir un lit sans bornes sous la mer. Du visionnaire par accident la solitude fait un visionnaire ordinaire. L’état mystique de la Pente de la Rêverie s’amplifie, s’approfondit, touche aux enfers et au ciel avec Ce que dit la Bouche d’Ombre. Et Coré qui devient Proserpine, symbole de cette poésie transfigurée, c’est une pièce des Contemplations.

Hugo sent son élément intérieur assez puissant pour tenir tête à l’autre élément, dialoguer avec lui, l’écouter, lui répondre, l’interpeller. La mer, en fortifiant sa cage thoracique, lui donne l’habitude de ce dialogue rugissant. On se moque souvent du poème Ibo, de la prétendue contradiction entre l’idée et le rythme, du délire prophétique qui y roule. Bien à tort ! Écrit au dolmen de Rozel, Ibo est encore un poème-gond, le poème d’une transfiguration, et dans l’énergie ramassée de sa courte strophe, le moment même où la figure de Hugo passe de David d’Angers à Rodin :

J’irai lire la grande bible,
J’entrerai nu
Jusqu’au tabernacle terrible
De l’inconnu,

Jusqu’au seuil de l’ombre et du vide,
Gouffres ouverts
Que garde la meute livide
Des noirs éclairs,

Jusqu’aux portes visionnaires
Du ciel sacré,
Et si vous aboyez, tonnerres,
Je rugirai.

Chez l’auteur des Châtiments ce n’est pas une gasconnade, puisque les Châtiments ont fait entrer le rugissement dans la poésie, et que ce rugissement de Jersey a pour basse et pour contrepoids le rugissement de la mer. Quelques pièces des Châtiments ont été écrites à Bruxelles. Mais leur torrent prophétique et leur tempête, leur nature physique, le volume de leur cri n’existeraient pas sans le dialogue et la lutte de la