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immensément dans un immense orgueil et une immense ambition, Victor Hugo se précipita avec une sombre fureur, dans le seul parti qu’il ne se fût pas aliéné, l’extrême-gauche, et, éloquent pour la première fois, engagea à la tribune une lutte sans merci contre le gouvernement.

Le récit du coup d’État qu’il écrivit en 1852 et ne publia que vingt ans après, l’Histoire d’un crime, n’est qu’un roman de propagande. Il est d’ailleurs exact qu’il se conduisit avec courage au 2 décembre. Il partit pour Bruxelles, déguisé en ouvrier, Morny l’ayant laissé évader d’un cœur léger, l’aimant mieux dehors que dedans.

L’état de détresse et de colère dans lequel il arriva à Bruxelles s’exprima dans le pamphlet de Napoléon le Petit et dans les premières pièces des Châtiments qu’il acheva à Jersey où il s’établit en 1852, pour passer en 1856 à Guernesey. Dans cette solitude des îles, où sa famille et Juliette Drouet l’avaient accompagné, où la production régulière, six heures de travail chaque matin, était devenue la vraie substance de sa vie, où la méditation de la mer et de Dieu, de la vie et de la mort, l’occupaient puissamment, il atteignit une force surhumaine d’expression et de création. S’étant apparemment purgé de ses rages dans l’explosion volcanique des Châtiments, installé dans l’exil, il ajouta aux pièces lyriques qu’il avait en portefeuille de quoi faire les Contemplations (1856). Il écrivit sa Chute d’un Ange avec la Fin de Satan et Dieu, il devint le poète épique de la Légende des Siècles, reprit les Misères pour en tirer les dix volumes des Misérables, se divertit dans les Chansons des Rues et des Bois en répandant parmi les étoiles les gaillardises de Béranger, écrivit le roman de l’Océan avec les Travailleurs de la Mer, le conte fantastique démesuré de l’Homme qui rit, se fit une vie puissante, prestigieuse, de prophète dans une île où se mêlaient les images de Patmos, de Sainte-Hélène, du Grand Bey. Un sculpteur divin avait pris sous son ciseau la pierre de sa destinée.

Il s’était fermé courageusement par un vers des Châtiments le chemin du retour. Il revint à Paris le surlendemain de la proclamation de la République, porta pendant le siège, et même après le siège, le képi de garde national, fut élu député de Paris, à l’Assemblée nationale, entre Louis Blanc et Gari-