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dresse. La machine banalise l’esprit, la politique abêtit l’homme, la nature ignore le cœur ; le poète, devant elles, est le Loup, garde le silence par lequel dans le Mont des Oliviers, il répondait au silence de Dieu. Mais la Maison du Berger c’est la liberté, la poésie c’est la pensée en sa perle, la femme c’est la pitié d’Eloa, dont Eva a gardé la meilleure part, celle-là même que lui rend le poète quand il se détourne de l’inhumaine et trop divine nature :

Plus que tout votre règne et que ses splendeurs vaincs
J’aime la majesté des souffrances humaines

Mais d’admirer cette architecture de symboles peut faire méconnaître la plus pure beauté du poème : çà et là et surtout dans les dernières strophes une gratuité toute pure, une présence non de l’éternel féminin, mais au contraire du féminin dans son passage, de l’instant à aimer parce qu’on ne le verra pas deux fois, de l’amour taciturne et toujours menacé. — Cette gratuité impondérable qui deviendra plus tard la valeur suprême de la poésie, et précisément en liaison avec un symbolisme, Vigny paraît bien le seul avec Nerval à la suspendre en contrebande le long de la poésie oratoire romantique.

Le monde de Vigny est un monde sans Dieu, la conscience de Vigny est la conscience tragique d’un monde sans Dieu. Elle le mène à un désespoir, mais à un désespoir actif, chez ce silencieux le désespoir même du Taciturne : on n’a pas besoin d’espérer pour entreprendre. L’entreprise subsiste hors de l’espoir, et une partie des Destinées met en symboles l’entreprise humaine.

L’Entreprise humaine.
Les poèmes de l’entreprise sont la Sauvage, la Flûte, la Bouteille à la Mer, et l’Esprit pur. La Sauvage, qui manque un peu de résonance, ne fait pas hors-d’œuvre chez Vigny. Seul des romantiques, il hait la nature sous toutes ses formes. Dans toute lutte de l’homme contre la nature, il est pour l’homme. Il est pour l’homme contre Dieu. Quand le problème de Rousseau se pose, il est contre Rousseau ; il est pour l’homme civilisé contre l’homme naturel, pour l’homme blanc contre le sauvage. Il fallait qu’un de ses poèmes fût consacré à la civili-