Page:Thibaudet – Histoire de la littérature française.pdf/130

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nelle. On pourrait en signaler les inconvénients. Mais nous les voyons tous les jours largement compensés par le renouvellement incessant qu’elle engendre. Nous admettons aujourd’hui que l’individualité propre de chaque homme, de chaque femme, puisse devenir un élément de valeur et d’intérêt littéraire. La confession d’une nature originale, l’expression d’une personnalité sincère, sont même reconnus comme la valeur essentielle de la littérature. Au contraire, lorsqu’il s’agissait surtout pour un écrivain de se conformer à un modèle, de se soumettre aux lois d’un genre, le moment arrivait rapidement où l’on ne pouvait plus que répéter ce qu’avaient trouvé et fait les premiers arrivés. À ce point de vue la comparaison est instructive entre les deux genres que l’on rapproche souvent pour leur caractère dominateur : la tragédie au XVIIIe siècle et le roman au XIXe.

Chaque débutant, dit-on souvent, fait aujourd’hui son roman, comme au XVIIIe siècle il faisait sa tragédie. Mais il y a cette différence que le moule tragique, l’idéal tragique, la personnalité de Corneille et de Racine écrasaient l’auteur, le réduisaient au rôle de copiste. Au contraire, le genre romanesque, beaucoup plus souple, permet de produire authentiquement une personnalité sincère et vive. Depuis cent ans que la production du roman se succède chez nous, avec une puissance et une continuité d’élément, nous ne remarquons nullement en elle cet épuisement rapide et ce formalisme vide qui ont caractérisé la tragédie du XVIIIe siècle.

Voilà quelques-unes des marques qu’a laissées le romantisme dans notre vie littéraire d’aujourd’hui. Il a été la grande révolution littéraire moderne. On a parlé souvent de réactions contre le romantisme. On a donné ce nom à des mouvements comme le Parnasse, le réalisme, le naturalisme, le symbolisme, le néo-classicisme. Mais il ne serait pas difficile de montrer qu’ils sont bien plutôt des décompositions ou des transformations du romantisme. Une dernière réaction sera-t-elle la vraie ? Il y aurait lieu de craindre alors qu’en détruisant le romantisme elle ne détruisît simplement la littérature, qu’en emportant le mal, elle emportât le malade.