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de son fils aîné, à charge par celui-ci de loger ses neveux dans les dépendances du château, et de leur servir une rente de mille écus. C’était sur ce modeste patrimoine que vivaient Vital et Charmette, dans le logis, plus modeste encore, mis à leur disposition par Jean de Saint-André.

Alzine, déjà installée dans son nouveau service, vint ouvrir en souriant à Vital et l’introduisit dans la chambre de sa sœur.

Mlle Charmette avait trente ans. C’était une personne très distinguée de tournure, frêle, mince et d’apparence délicate. Un bonnet de linge, très propret, sous lequel disparaissaient presque deux étroits bandeaux de cheveux châtains, encadrait un visage blanc comme une hostie, aux traits fins et d’un modelé très pur, mais où manquait cette vie lumineuse que donne le regard. Mlle Charmette était aveugle. — Assise à contre-jour, dans un fauteuil de tapisserie, elle tricotait près d’un guéridon où une corbeille, pleine de pelotons de laine, était posée sur un grand in-folio ouvert, dont les caractères, au lieu d’être imprimés en noir, s’enlevaient en relief, de façon que l’ongle pût suivre la forme des lettres et deviner ainsi lentement les mots. Ce grand livre blanc, plein de prières, était presque l’unique lecture de Charmette.

Quand la porte s’ouvrit, elle avait déjà reconnu le pas de Vital et s’était levée pour l’embrasser.

Bonjour, sœurette, dit le jeune homme de sa voix la plus gaie, en appliquant affectueusement deux baisers sur les joues décolorées de Charmette, toujours à la besogne ! Tu ne quittes tes aiguilles que pour ton livre de prières.

Je prie pour toi, mon ami, et je travaille aussi pour toi. J’achève des bas de laine dont tu te trouveras bien, quand tu iras chasser au marais.

Tu me gâtes trop, Charmette ; tandis que tu n’es occupée que de mon bien-être, moi, je ne le suis qu’à faire des sottises… Tiens, j’en ai encore une sur la conscience.

— De quoi s’agit-il ? demanda Mlle Charmette avec inquiétude.

— Voici… Il y a un mois, je me suis laissé tenter par un fusil nouveau système, et je l’ai pris à crédit… Je comptais prier l’oncle Jean de m’avancer la somme sur le prochain quartier de notre rente, mais ce matin, quand je suis allé le voir, j’ai jugé qu’il n’était pas d’humeur à écouter ma requête, et me suis tenu coi… Seulement l’armurier devient pressant, et je ne sais trop comment je vais m’en tirer.

— Tu as eu tort d’acheter sans être sûr de pouvoir payer, observa doucement Charmette, mais enfin, plaie d’argent n’est pas mortelle… Est-ce une grosse somme ?

— Assez… Trois cents francs, murmura Vital d’un air contrit.

— Allons, console-toi… Tu sais que j’ai une petite réserve… Cherche le trousseau de clefs qui est dans la corbeille et ouvre mon secrétaire. Là, tire le premier tiroir à gauche et prends-y ce qu’il te faut… Seulement, mon ami, ne recommence pas, car je ne serais plus assez riche pour t’aider.

— Tu es un ange, grande sœur, et moi un affreux vaurien !… Comment pourrai-je jamais reconnaître tes bontés ?

— En essayant de ne plus retomber dans tes vieux péchés… Vois-tu, si tu voulais me rendre tout à fait heureuse, tu te déciderais à travailler.

— Travailler ! mais à quoi suis-je bon, ma pauvre Charmette ?… J’aurais dû rester soldat, puisque je m’étais engagé pendant la guerre ; le métier m’allait, mais tu n’as pas voulu… Tu ne prétends pourtant pas que je me fasse gratte-papier chez un notaire ou dans un bureau ?

— Mon ami, il n’y a pas de sot métier… Pendant l’émigration, ton grand-père ne rougissait pas de gagner son pain comme compagnon menuisier. D’ailleurs, avec ta bonne mine et ton esprit, tu pourrais trouver un emploi honorable dans l’industrie ou dans le commerce…

— L’épicerie, par exemple ! dit Vital en riant ; j’y ai bien songé, mais l’odeur du poivre me donne la migraine.

— Tu plaisantes de tout, mauvais garçon ! Réfléchis donc que nous sommes pauvres et que ton oncle Jean ne prend pas le chemin de nous laisser un gros héritage… Est-ce une vie que celle que tu mènes dans l’oisiveté, avec la perspective d’être forcé de t’endetter pour suffire à tes dépenses ? sans compter que tu cours risque d’y perdre ta santé et aussi la considération.

— Eh bien, sœurette, je te promets d’y réfléchir longuement… demain ; mais aujourd’hui ne me fais plus de morale et laisse-moi respirer. Dis-moi, ta nouvelle chambrière est donc arrivée ?… Elle est fort jolie, ma foi !

— C’est une honnête fille, voilà l’essentiel… Et, à ce propos, Vital, j’espère que tu n’oublieras pas que je suis responsable de sa conduite, et que tu ne te permettras pas de lui faire la cour.

— Oh ! Charmette, pour qui me prends-tu ?

— Pour un grand étourdi que la vue d’un joli minois suffit pour mettre sens dessus dessous… Tu n’es pas méchant, mon ami, mais la mauvaise compagnie de ton oncle te corrompra, si tu n’y prends garde… Tu ne sais pas résister à un caprice, Vital !

— Tu me calomnies, vrai !… Tiens, pas plus tard que ce matin, si tu savais, ma pauvre sœur, à quelles tentations j’ai ré-