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santes. Elle portait envie aux animaux et aux gens qui restaient au Chânois, et qui, eux, verraient le Mirguet revenir de la forêt, le soir avec son fouet autour du cou et les mains dans les poches de sa blouse.

Elle poussa un gros soupir, puis, brusquement, tournant le dos à la vallée, elle se remit à cheminer vers la forêt. Comme elle franchissait la lisière, une jeune fille tapie derrière un hêtre s’élança au-devant d’elle et lui jeta les bras au cou avec une telle vivacité, qu’Alzine recula tout effarée.

— Comment, Loïse, c’est toi ! s’exclama-t-elle en embrassant la nièce de Mme Heurteloup.

— Est-ce que cela t’étonne ? Tu devais bien penser que je ne te laisserais pas partir sans te dire adieu… J’avais le cœur assez gros hier, quand tu es passée devant notre porte après vêpres, et que j’ai vu que tu n’osais pas entrer… Alors, ce matin, j’ai profité de ce que j’étais seule et je suis venue t’attendre ici… Tiens, voici un 'michot' que j’ai fait cuire pour toi.

En même temps elle lui mettait dans les mains un de ces petits pains ronds, beurrés, qu’on fait rissoler au four et qui sont une friandise très appréciée au village.

— Merci, Loïse, murmurait Alzine, très touchée de l’attention de son amie.

— Et puis j’ai encore autre chose pour toi… Devine !… reprit la jeune fille en rougissant et en regardant Alzine dans le blanc des yeux ; j’ai un grand bonjour à te donner de la part de Désiré… Ah ! ah ! sournoise, cela te fait plus de plaisir que le 'michot', n’est-ce pas ?… Quand j’ai su que ma tante l’emmenait dès le matin et qu’il en était tout marri, je lui ai dit que je te verrais sur la route, et il m’a donné commission de t’embrasser… Voilà !

Et là-dessus elle lui appliquait de nouveau deux baisers sur les joues.

— Loïse ! s’écria Alzine en fondant tout à coup en larmes, tu es bonne, tu es meilleure que je ne pensais !

— Me croyais-tu par hasard aussi dure que ma tante ? Nenni ! Bien que je parle peu et que j’aie l’air en dedans, je pense et je sens comme les autres, plus que les autres même !… Maintenant il faut que je me sauve. Bon courage ! ne t’ennuie pas trop à Grimonbois ; je trouverai moyen de m’échapper un jour pour t’y aller voir… Que dois-je dire au Mirguet ?

— Dis-lui que je 1'aime bien et que je penserai à lui tous les jours, répondit Alzine d’une voix plus ferme. — Ta commission sera faite… Bon voyage, Alzine.

— Merci, Loïse ! Elles se séparèrent. Alzine, maintenant seule, s’engageait dans l’étroit sentier où les hautes branches se rejoignaient en forme de berceau, et où les fauvettes gazouillaient. Un quart d’heure après, elle apercevait la gorge de Benoite-Vaux, où les massifs forestiers enferment comme au fond d’un nid la fontaine miraculeuse, le couvent des pères de Saint-Sauveur, et la flèche aiguë de l’église, pointant comme une aiguille au milieu des sapins. Tout en longeant les murs du couvent, elle entendait le ronflement de l’orgue et les voix des Pères, occupés à chanter la messe. Puis de nouveau elle rentrait dans 1'ombre profonde des bois. Le sentier montait en zigzag parmi des blocs de pierre moussue : tantôt il s’obscurcissait sous les grands taillis, tantôt il serpentait en pleine lumière dans les éclaircies d’une coupe ; sur le plateau, à un carrefour en étoile, il s’évasait tout à coup pour devenir une large tranchée humide, herbue, contournant les flancs d’un entonnoir de verdure. De là, le regard se reposait de tous côtés sur des feuillages moutonnants, d’un vert tendre, où les flèches de quelques sapins piquaient çà et là des notes plus foncées. Au bas de la tranchée, tout au fond de l’entonnoir, il y avait, sur l’emplacement d’un ancien étang, une longue bande de prés, où d’espace en espace des peupliers dressaient leurs sveltes fuseaux.

À l’extrémité de cette perspective de prairies mouillées, et d’arbres encore enveloppés d’une ombre vaporeuse, un bâtiment trapu dressait sa façade noircie par l’humidité, flanquée de tourelles carrées et surmontée de hauts toits d’ardoise : c’était le château de Grimombois.

Alzine, dont le cœur battait un peu à la pensée de la nouvelle existence qui l’attendait là bas, s’était assise sur un talus et examinait avec une curiosité inquiète les prés solitaires, les sombres massifs des sapins du parc et la physionomie renfrognée de la demeure des Saint-André… À peu près à l’heure où la jeune fille arrivait en vue de Grimonbois, un jeune homme d’environ vingt-cinq ans, à la taille bien prise dans son veston de drap, escaladait lestement le perron du château, traversait le vestibule obscur, dont l’humidité avait disjoint le dallage et moisi les boiseries, et poussait sans façon la porte d’une pièce du rez-de-chaussée, dont les fenêtres donnaient sur le parc.

— Est-ce que mon oncle est déjà sorti ? demanda-t-il en montrant par le battant entre-bâillé une jolie figure très éveillée, dont un nez proéminent, deux yeux rieurs et une légère barbe blonde fourchue, accentuaient encore l’expression délurée et dégourdie.

— Oui, monsieur Vital, répondit une voix de femme, M. de Saint André est parti dès