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loin de la plate-forme où s’élève la cathédrale de granit rose.

Elle se rappelait les soirées d’hiver, dans la salle chauffée par un énorme poêle de faïence bleue, où les amis de son père venaient causer, et où le vieux conventionnel, rendu expansif par un verre de rüdesheimer, évoquait les grandes figures de la Révolution.

Claude Humblot parlait des tragiques événements auxquels il avait pris part avec beaucoup de simplicité, sans jactance. Il ne se repentait de rien, déclarant que ses amis et lui n’avaient décrété des mesures sanglantes que pour assurer le salut de la patrie. Parfois, cependant, il avait des retours de tristesse et des accès d’amertume en songeant aux résultats négatifs auxquels avaient abouti tant de terribles efforts. Avec l’âge, il avait perdu son enthousiasme et voyait plus volontiers le méchant côté des œuvres humaines. Ses amis et lui s’occupaient de philosophie et se livraient à de longues discussions sur les ouvrages de Schopenhauer, qui avaient déjà paru, mais qui n’étaient connus que d’un petit nombre de disciples. Les doctrines pessimistes du philosophe prussien faisaient impression sur l’esprit désillusionné du vieux régicide, et il les commentait avec animation.

De son coin, près du poêle, où elle feuilletait un livre de voyages, Gertrude Humblot retenait à la volée d’étranges phrases jetées dans la discussion : — « Les hommes se partagent en âmes tourmentées et en diables tourmenteurs ; — la vie oscille comme un pendule entre la douleur et l’ennui ; — le mariage est un piège que la nature nous tend ; — nous ressemblons à des moutons qui jouent dans la prairie, tandis que, du regard, le boucher fait son choix au milieu du troupeau !… »

Ces réflexions désenchantées tombaient comme des semences dans le jeune cerveau de cette enfant, et elles y germaient inconsciemment. Plus tard, à l’âge de raison, elle s’était jetée avidement sur ces livres dont elle avait entendu si souvent parler avec admiration. Ayant toujours vécu seule, sans amies, elle était à dix-huit ans sérieuse et posée comme une femme de quarante. Cette lecture morose l’étonnait et la troublait ; ne sachant rien de la vie du dehors, elle se montait la tête et essayait de se persuader que le monde était réellement bâti de la sorte ; mais, au fond, quelque chose en elle protestait et elle attendait impatiemment l’heure où elle s’échapperait du cercle étroit, peuplé de vieillards attristés, dans lequel sa jeunesse était confinée. Elle brûlait de vérifier elle-même si ses livres ne la trompaient pas. En admettant, comme le prétendait Schopenhauer, que notre vie n’est qu’une creuse et fragile bulle de savon, elle voulait, elle aussi, essayer son souffle et gonfler sa bulle irisée, dût-elle la voir éclater sous ses doigts.

Les événements du reste s’étaient, plus tôt qu’elle ne le pensait, chargés de la mettre à même de tenter l’expérience. Vers la fin de 1846, le vieux conventionnel avait été brusquement frappé d’une attaque d’apoplexie et s’était éteint, laissant sa fille âgée de vingt-cinq ans, seule au monde et maîtresse de sa personne. Après les premières semaines de deuil, Mlle Humblot prit brusquement la résolution de quitter Bâle pour se fixer dans le pays de son père ; et, au commencement du printemps de 1847, une voiture louée à Verdun déposa Gertrude devant le seuil de la maison, d’où trente-deux ans auparavant l’ancien membre de la Convention, s’était échappé nuitamment, en entendant résonner à ses oreilles le galop des chevaux de la gendarmerie de Souilly.

À peine Mlle Humblot fut-elle transplantée dans l’étroite vallée du Chânois, qu’il s’opéra en elle une singulière transformation, explicable seulement par un curieux phénomène d’atavisme. Cette fille, née à l’étranger, élevée jusqu’à vingt-cinq ans dans un milieu presque allemand, taciturne, casanière, concentrée en elle-même, sentit tout à coup le vieux sang de ses aïeux paternels se réveiller dans ses veines. Pendant son adolescence, Claude Humblot l’avait si souvent entretenue des gens et des choses du pays meusien, que le milieu nouveau dans lequel elle arrivait avait pour elle je ne sais quoi de familier et de déjà vu. Elle retrouvait chez les paysans du Chânois certains goûts, certaines habitudes et quantité d’expressions qu’elle avait notées jadis chez son père, et dont elle avait été frappée. Par moments, il lui semblait revivre une existence déjà vécue. Au bout de quelques mois, on eût dit qu’elle avait toujours habité le Chânois, tant elle avait pris rapidement les façons de vivre et de parler des gens du pays. Elle se sentait possédée d’une activité et d’une énergie toutes nouvelles, s’intéressait aux choses du village, aux produits de la terre, aux semailles, aux récoltes, comme une vraie fille de paysans. En même temps, un désir de sociabilité et de distractions s’était manifesté en elle, et elle avait noué des relations avec les familles notables du voisinage.

Dans ce pays perdu, où les ressources de société ne sont pas nombreuses, les bourgeois aisés et les gentilshommes campagnards frayent ensemble assez volontiers ; Gertrude Humblot fit des visites et on les lui rendit. On oubliait que son père avait siégé à la Convention, pour ne se souvenir que des services rendus par lui aux familles