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la valeur aux soldats ; dans ma retraite, je ne puis et ne veux rien emporter ! »

Tsao insista, alléguant les immenses services rendus par le héros, et dont ce faible présent ne payait pas la millième partie : « Non, répliqua celui-ci ; je ressens une profonde reconnaissance pour les bienfaits de votre seigneurie, et le peu de peine que j’ai endurée à son service n’a pu m’acquitter envers elle. Un jour, si nous nous rencontrons sur le courant de la vie, je tâcherai de nieux payer ma dette ! »

« Ah ! s’écria Tsao avec un sourire joyeux, vous êtes aussi loyal que fidèle, général[1] ! Quel malheur pour moi de ne pas pouvoir vous combler d’égards et d’honneurs ! Au moins, que cette tunique rouge de soie brochée arrête vos regards ! »

Et par son ordre, un des généraux présents tendait à Yun-Tchang la belle tunique ; celui-ci craignant un piége ne descendit point de cheval. Il reçut le vêtement sur la pointe de son cimeterre, s’en couvrit les épaules, se retourna une minute pour remercier son excellence de ce cadeau qu’il acceptait, puis fouetta son cheval et traversa le pont dans la direction du nord.

« En vérité, s’écria l’un des généraux, cet homme est de la dernière impolitesse ! Arrêtons-le… — Il est seul, répartit Tsao, et nous sommes vingt ; devons-nous nous étonner de la défiance qu’il manifeste ? Je l’ai dit déja ; qu’on s’abstienne de le poursuivre ! » Et reprenant avec ses officiers le chemin de la capitale, il leur dit d’un ton de tristesse : « O vous tous, généraux, imitez-le, si vous voulez jouir dans les siècles à venir d’une réputation sans tache ! » Or, Yun-Tchang s’était mis sur les traces du char (qui portait les deux dames) ; après avoir galopé l’espace de plusieurs milles sans le rejoindre, il promenait de toutes parts des regards inquiets,

  1. C’est là que Tsao en voulait venir ; n’osant violer sa promesse et garder de force ce guerrier (assez difficile d’ailleurs à contrarier dans l’exécution de ses projets), au moins essaya-t-il de se l’attacher par des bienfaits, afin de ne pas le retrouver trop terrible dans les rangs ennemis. On comprend qu’à ce point du récit, l’auteur prépare pour l’avenir des scènes animées où ces nuances, ces délicatesses du cœur humain joueront le premier rôle.