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du vin aux convives, et de présenter à chacun cette tête sanglante, à mesure qu’il passerait devant eux.

Les magistrats sont remplis d’effroi ; ils n’osent se regarder, de peur de trahir l’horreur dont ils sont glacés. « Messieurs, dit en riant Tong-Tcho, ne craignez rien. Tchan-Wen s’était ligué avec Youen-Chao pour m’ôter la vie. Il envoya un homme porter une lettre qui tomba par hasard entre les mains de mon fils Liu-Pou. C’est pourquoi je l’ai tué, et j’exterminerai toute sa famille. Mais vous, qui me montrez une obéissance et une affection sans bornes, je ne vous tuerai point. J’ai pour moi la protection du Ciel. Quiconque en veut à mes jours est un homme mort. » Les magistrats gardèrent le silence ; un signe de tête fut toute leur réponse. Quand le soir vint, ils se retirèrent sans mot dire.

Le ministre Wang-Yun, étant rentré chez lui, réfléchit aux scènes sanglantes qui s’étaient passées au milieu du festin. Il s’assit sur une natte, mais il ne put trouver le repos. Il prit son bâton et alla à pied dans le jardin situé derrière sa maison. Comme il regardait le ciel en versant des larmes, et l’âme en proie aux pensées les plus déchirantes, tout à coup il entendit des soupirs et des sanglots qui partaient d’un pavillon voisin, appelé Meou-Tan-Ting. Wang-Yun se glisse furtivement ; il aperçoit une femme de sa maison : c’était une musicienne d’une beauté accomplie, nommée Tiao-Tchan. Dès son enfance, elle avait été admise parmi ses comédiennes. Wang-Yun, voyant qu’elle était douée d’une rare pénétration, lui avait fait apprendre le chant, la danse, la flûte et la guitare. Il lui suffisait de savoir une chose pour en comprendre cent. Les trois religions, les neuf sciences, n’avaient rien de caché pour elle. Elle avait reçu de la nature cette beauté qui fait tomber les villes et subjugue les États. Elle avait alors vingt-huit ans. Wang-Yun l’aimait et la choyait comme sa propre fille.

Cette nuit-là, Wang-Yun, après l’avoir longtemps écoutée, rompit le silence, et lui dit d’une voix courroucée : « Misérable ! c’est sans doute quelque intrigue qui t’a conduite ici ? » Tiao-Tchan tomba toute tremblante à ses pieds.