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Moi qui suis sans moyen, me voilà arrivé au rang que j’occupe, celui d’officier dans les gardes ; mais vous, si vous vous attachez à mon maître, vous irez plus loin qu’on ne peut le dire. — Non, reprit Liu-Pou, jamais je ne pourrai reconnaître un pareil don par mes mérites. — Et pourtant il vous est aussi facile d’en acquérir que de tourner la main, frère, il n’y a qu’à vouloir. »

Après une sérieuse réflexion, Liu-Pou ajouta : « Eh bien, attendez un peu, laissez-moi aller au milieu de l’armée assassiner mon maître, et je conduirai tout son monde au camp de Tong-Tcho, voulez-vous ? — Oui, répondit Ly-Sou, mais je crains que vous ne puissiez accomplir cette double entreprise. »

Déjà Liu-Pou avait pris son sabre ; il court au camp du milieu ; Ting-Youen lisait une dépêche, à la lumière d’une lampe ; en voyant son fils adoptif ainsi armé, il lui demande ce qui l’amène. — « Je suis l’égal des plus grands hommes de notre siècle, répond celui-ci ; il me convient bien d’être à vos ordres comme un fils ! — Mon ami, dit Ting-Youen[1], pourquoi ton cœur est-il changé ? » — Mais l’assassin le frappe, lui coupe la tête, et crie à haute voix : « Ting-Youen était un pervers, je l’ai tué ! que ceux qui m’approuvent restent ici, que les autres se retirent… » Plus de la moitié de l’armée se dispersa.

Cependant Liu-Pou revint montrer la tête de son maître à Ly-Sou, qui s’empressa d’aller annoncer cette nouvelle à Tong-Tcho, afin qu’il vînt lui-même au-devant du nouveau chef de cette armée, gagnée par surprise. En effet, Tong-Tcho fit préparer un banquet et courut, à cheval, à la rencontre de l’assassin qui lui présenta son sanglant trophée ; il mit pied à terre pour faire entrer son hôte sous sa tente où il le conduisit par la main. « Général, lui dit-il après un humble salut, maintenant que je vous possède, je suis comme l’herbe sèche rafraîchie par une pluie bienfaisante. » À ce compliment, Liu-Pou s’inclina, pria Tong-Tcho de s’asseoir et lui répondit : « Aujour-

  1. Ting-Youen appelle ici son assassin par son petit nom ; nous avons cru rendre l’intention de l’auteur en mettant, au lieu d’un nom chinois, un mot français qui indique l’intimité.