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Toutefois, c’était l’intérêt du roi de cacher la chose, et elle fut, comme je l’ai dit, étouffée, si bien étouffée que cent mille soldats dans l’armée la savaient, et que beaucoup d’entre nous ont bu à la mémoire du Français comme à celle d’un martyr de la cause du soldat. J’aurai indubitablement des lecteurs qui se récrieront sur ce que j’encourage l’insubordination et que je plaide en faveur de l’assassinat. Si ces messieurs avaient servi comme simples soldats dans l’armée prussienne de 1760 à 1765, ils ne seraient pas si disposés à réclamer. Cet homme tua deux sentinelles pour recouvrer sa liberté. Combien de centaines, de milliers d’hommes de son peuple et du peuple autrichien, le roi Frédéric fit-il périr, parce qu’il lui prit envie d’avoir la Silésie ? Ce fut la maudite tyrannie de ce système qui aiguisa la hache dont furent frappées les deux sentinelles de Neiss ; et ainsi que ce soit une leçon pour les officiers, et qu’ils y regardent à deux fois avant de donner des coups de canne à de pauvres diables.

Je pourrais raconter bien d’autres histoires sur l’armée ; mais comme, ayant été soldat moi-même, toutes mes sympathies sont pour mes camarades, évidemment mes récits seraient accusés de tendance immorale ; je ferai donc mieux d’être bref. Imaginez ma surprise, étant dans ce dépôt, lorsqu’un jour une voix bien connue frappa mon oreille, et que j’entendis un maigre jeune homme qui était amené par une couple de cavaliers et avait reçu de l’un d’eux plusieurs coups sur les épaules, dire dans le meilleur anglais : « Infernal gredin que vous êtes, je me vengerai de ceci. J’écuirai à mon ambassadeur, aussi sûr que mon nom est Fakenham de Fakenham. » À ces mots je partis d’un éclat de rire : c’était ma vieille connaissance dans mon habit de caporal. Lischen avait juré énergiquement que c’était bien lui qui était le soldat, et le pauvre diable avait été emmené, et allait partager notre sort. Mais je n’ai pas de rancune, et, après avoir fait pâmer la salle en lui racontant la façon dont j’avais attrapé le pauvre garçon, je donnai à ce dernier un avis qui lui procura sa liberté.

« Allez trouver l’officier inspecteur, dis-je ; si une fois il vous fait entrer en Prusse, c’en est fait de vous ; jamais ils ne vous lâcheront. Allez de ce pas trouver le commandant du dépôt, promettez-lui cent… cinq cents guinées pour être mis en liberté ; dites que le capitaine racoleur a vos papiers et votre portefeuille (c’était vrai) ; surtout prouvez-lui que vous avez le moyen de lui payer la somme promise, et je vous garantis que vous serez mis en liberté. »

Il suivit mon conseil, et, lorsqu’on nous fit mettre en marche,