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morales je l’espère, de ce que nous autres pauvres diables nous souffrions en réalité dans les rangs.

Dès que nous fûmes rétablis, nous fûmes envoyés, loin des religieuses et de l’hôpital, à la prison de ville de Fulde, où nous fûmes traités comme des esclaves et des criminels, avec des artilleurs mèche allumée aux portes des cours et de l’immense et sombre dortoir où nous couchions par centaines, en attendant qu’on nous expédiât à nos différentes destinations. On vit bientôt à l’exercice quels étaient les anciens soldats parmi nous, et quels les recrues ; et pour les premiers, tandis que nous étions en prison, il y avait un peu plus de loisir, quoique, s’il est possible, encore plus de surveillance que pour les pauvres hères démoralisés qui étaient entrés par force ou par ruse au service. Décrire les caractères qui se trouvaient rassemblés là demanderait le pinceau même de M. Gillray. Il y avait des hommes de toutes les nations et de toutes les professions. Les Anglais boxaient et faisaient les matamores ; les Français jouaient aux cartes, dansaient et faisaient des armes ; les lourds Allemands fumaient leur pipe et buvaient de la bière, quand ils avaient de quoi en acheter. Ceux qui avaient quelque chose à risquer, jouaient, et, pour ma part, je fus assez heureux ; car, n’ayant pas le sou quand j’entrai au dépôt (ayant été dépouillé de tout par ces gueux de racoleurs), je gagnai près d’un dollar dans ma première partie de cartes avec un des Français, qui ne songea pas à demander si je pouvais payer ou non en cas de perte. Tel est, au moins, l’avantage d’avoir l’air distingué ; cela m’a sauvé maintes fois depuis, en me procurant du crédit lorsque mes fonds étaient au plus bas.

Il y avait parmi les Français un magnifique soldat, dont nous ne sûmes jamais le vrai nom, mais dont l’histoire, en définitive, lorsqu’elle vint à être connue, ne causa pas une médiocre sensation dans l’armée prussienne. Si la beauté et le courage sont des preuves de noblesse, comme je n’en doute pas (quoique j’aie vu dans l’aristocratie quelques-uns des plus vilains chiens et des plus grands poltrons du monde), ce Français devait être d’une des meilleures familles de France, tant ses manières étaient grandes et nobles, tant sa personne était superbe. Il n’était pas tout à fait aussi grand que moi ; il était blond, tandis que je suis brun, et, s’il est possible, un peu plus large d’épaules. C’est le seul homme que j’aie jamais rencontré plus fort que moi à l’épée ; il me touchait quatre fois sur moi trois. Quant au sabre, j’aurais pu le mettre en morceaux, et je sautais plus loin et portais plus lourd que lui. Mais c’est être trop personnel : ce