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monde d’homme de ma naissance dont les infortunes puissent se comparer aux miennes. »

Je ne fais pas difficulté d’avouer que je suis disposé à me targuer de ma naissance et de mes autres avantages, car j’ai toujours remarqué que si un homme ne se fait pas valoir lui-même, ce ne sont pas ses amis qui le feront pour lui.

« Je suis persuadé, dit mon voisin de lit, que votre histoire est étrange, et je serai charmé de l’entendre bientôt ; mais, pour l’instant, il ne faut pas vous laisser parler beaucoup, car votre fièvre a duré longtemps et vous a bien épuisé.

— Où sommes-nous ? » demandai-je ; et le candidat à la prêtrise m’informa que nous étions dans l’évêché et la ville de Fulde, présentement occupés par les troupes du prince Henry. Il y avait eu une escarmouche avec un poste avancé des Français près de la ville, et une balle, pénétrant dans le chariot, avait blessé le pauvre aspirant.

Comme le lecteur sait déjà mon histoire, je ne prendrai pas la peine de la répéter ici, ni de donner les additions dont je favorisai mon compagnon d’infortune. Mais je confesse que je lui dis que notre famille était la plus noble et notre palais le plus beau de l’Irlande, que nous étions énormément riches, parents de toute la pairie, issus des anciens rois, etc. ; et, à ma grande surprise, je m’aperçus, dans le cours de notre conversation, que mon interlocuteur en savait beaucoup plus que moi sur l’Irlande. Quand, par exemple, je parlai de ma descendance :

« De quelle race de rois ? dit-il.

— Oh ! dis-je (car ma mémoire en fait de dates n’était jamais très-sûre), des plus anciens de tous les rois.

— Eh quoi ! pouvez-vous suivre votre origine jusqu’aux fils de Japhet ? dit-il.

— Oui, ma foi ! répondis-je, et même plus loin, jusqu’à Nabuchodonosor, si vous voulez.

— Je m’aperçois, dit le candidat en souriant, que vous voyez ces légendes avec incrédulité. Ces Partholan et Némédian, dont vos écrivains se complaisent à faire mention, ne peuvent être considérés comme authentiques dans l’histoire. Et je ne crois pas que les récits qui les concernent aient plus de fondement que les légendes relatives à Joseph d’Arimathie et au roi Brute, qui prévalaient il y a deux siècles dans l’Île-sœur. »

Et alors il se mit à discourir sur les Phéniciens, les Scythes ou Goths, le Tuath de Danans, Tacite, et le roi Mac Neil ; et, pour dire la vérité, c’était la première fois que j’entendais nommer ces personnages. Quant à l’anglais, il le parlait aussi bien