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Il s’adossa alors aussi commodément qu’il put au chariot, et se mit à répéter :

« Ein fester Burg ist unser Gott, » d’où je conclus que j’étais en compagnie d’un prêtre. À chaque secousse de la voiture, à chaque accident du voyage, les gestes et les exclamations de mes compagnons montraient de quels éléments divers notre société était composée. De temps à autre un campagnard fondait en larmes ; on entendait une voix de Français dire : « Ô mon Dieu ! mon Dieu ! » Deux autres individus de la même nation juraient dans leur baragouin et babillaient sans relâche ; et certaine allusion à ses yeux et à ceux des autres[1], qui partait d’une robuste figure à l’autre bout, me prouva qu’il y avait certainement un Anglais dans notre bande.

Mais je fus bientôt délivré de l’ennui et des incommodités du voyage. En dépit du coussin de l’ecclésiastique, ma tête, qui se fendait de douleur, se trouva brusquement en contact avec la paroi du chariot : elle recommença à saigner ; j’entrai presque en délire. Je me rappelle seulement d’avoir bu de l’eau de temps en temps, et qu’une fois nous nous arrêtâmes à une ville fortifiée où un officier nous compta ; tout le reste du voyage se passa dans une stupeur somnolente ; et lorsque j’en sortis, je me trouvai dans un lit d’hôpital, ayant pour garde-malade une religieuse en coiffe blanche.

« Ils sont dans de tristes ténèbres spirituelles, dit une voix qui partait du lit voisin du mien, quand la religieuse eut achevé ses bons offices et se fut retirée ; ils sont dans la nuit de l’erreur, et cependant il y a une lueur de foi dans ces pauvres créatures. »

C’était mon camarade du chariot, enfoncé dans ses draps, et, sa grosse et large face sortant seule comme d’un brouillard de dessous son bonnet de coton blanc.

« Quoi ! vous ici, herr pasteur ! dis-je.

— Candidat seulement, monsieur, répondit le bonnet de coton. Mais le ciel en soit loué ! Vous avez repris le dessus. Vous avez passé un terrible quart d’heure. Vous parliez en anglais (et je connais cette langue) de l’Irlande, et d’une jeune personne, et de Mick, et d’une autre demoiselle, et d’une maison en feu ; et des grenadiers anglais, sur lesquels vous nous chantiez des fragments de ballades, et de nombre d’autres choses relatives, sans doute, à votre histoire personnelle.

— Elle a été fort étrange, dis-je ; et peut-être il n’y a pas au

  1. Les yeux jouent un grand rôle dans les jurements anglais.(Note du traducteur.)