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J’étais loin d’être aussi malheureux, après tout, que lors de mon premier enrôlement en Irlande. « Du moins, me disais-je, si j’ai la honte d’être simple soldat, aucune de mes connaissances n’en sera témoin, et c’est là le point que j’ai toujours eu le plus à cœur. Il n’y aura personne pour dire : « Voilà le jeune Redmond Barry, le descendant des Barry, le jeune fashionable de Dublin, qui blanchit son ceinturon et qui porte le mousquet. »

Vraiment, n’était cette opinion du monde au niveau de laquelle il est nécessaire que tout homme de cœur se maintienne, pour mon compte, j’aurais toujours été satisfait de la plus humble part. Or ici, à tous égards, on était aussi loin du monde que dans les déserts de la Sibérie ou dans l’île de Robinson Crusoë. Et je raisonnais ainsi avec moi-même : « Te voilà pris, il ne sert à rien de se lamenter ; tire le meilleur parti de ta situation, et donne-toi toutes les jouissances que tu pourras. Il y a mille occasions de pillage, etc., qui s’offrent au soldat en temps de guerre, et dont tu peux tirer plaisir et profit ; saisis-les, et sois heureux. D’ailleurs, tu es extraordinairement brave, beau et spirituel ; et qui sait si tu n’obtiendras pas de l’avancement dans ton nouveau service ? »

C’est avec cette philosophie que je considérai mes infortunes, déterminé à ne point me laisser abattre par elles, et je supportai mes maux et ma tête brisée avec une parfaite magnanimité. Pour le moment, ma blessure ne me demandait pas de minces efforts de résignation ; car les secousses du chariot étaient terribles, et il me semblait que chaque cahot allait me fendre le crâne. Quand vint le jour, je vis que mon voisin, maigre créature à cheveux jaunes, vêtu de noir, avait sous sa tête un oreiller de paille.

« Êtes-vous blessé, camarade ? lui dis-je.

— Dieu soit loué ! dit-il ; je suis bien mal de corps et d’esprit, et mes membres sont tout moulus ; mais blessé, je ne le suis pas. Et vous, pauvre jeune homme ?

— Je suis blessé à la tête, dis-je, et j’ai besoin de votre oreiller : donnez-le moi, j’ai un couteau dans ma poche ! »

Et en même temps je lui lançais un terrible regard, qui voulait dire (comme c’était bien mon intention, car, voyez-vous, à la guerre comme à la guerre, et je ne suis pas une de vos poules mouillées) que, s’il ne me cédait pas son oreiller, je lui ferais tâter de mon couteau.

« Je vous l’aurais donné sans ces menaces, mon ami, » dit l’homme aux cheveux jaunes avec douceur ; et il me passa son petit sac de paille.