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Sept pieds (anglais) sans souliers, aussi vrai que mon nom est Morgan !

« — Est-ce que nous pourrions les envoyer chercher, vos frères ?

« — Pas vous. Depuis que j’ai été séduit par un de vos gentilshommes de la canne, ils ont une aversion mortelle pour tous les sergents, répondit Morgan ; mais c’est dommage qu’ils ne puissent pas venir, pourtant. Quel colosse ferait Bin sous un bonnet de grenadier !

Il n’en dit pas davantage pour le moment au sujet de ses frères, et se contenta de soupirer comme s’il déplorait leur dure destinée. Mais l’histoire fut contée par le sergent aux officiers, et par les officiers au roi lui-même ; et Sa Majesté fut prise d’une telle curiosité qu’elle consentit à laisser Morgan aller chercher ses sept énormes frères.

— Et étaient-ils aussi grands que le prétendait Morgan ? » demanda mon compagnon.

Je ne pus m’empêcher de rire de sa simplicité.

« Pensez-vous, m’écriai-je, que Morgan revint jamais ? Non, non ; une fois libre, pas si bête ! Il a acheté une jolie petite ferme dans le Tipperary avec l’argent qu’on lui avait donné pour amener ses frères, et je crois que peu d’hommes des gardes ont si bien su profiter de cette sorte d’argent-là. »

Le capitaine prussien rit excessivement de cette histoire ; il dit que les Anglais étaient la plus spirituelle nation du monde, et, lorsque je l’eus repris, convint que les Irlandais l’étaient encore davantage ; et nous continuâmes d’aller fort satisfaits l’un de l’autre, car il avait à raconter mille histoires sur la guerre, l’habileté et la bravoure de Frédéric, et tous les dangers évités, les victoires et les défaites presque aussi glorieuses que les victoires, par lesquelles le roi avait passé. Maintenant que j’étais un gentilhomme, je pouvais écouter ces récits avec admiration ; et cependant le sentiment consigné à la fin du dernier chapitre dominait dans mon esprit il n’y avait que trois semaines, quand je me rappelais que c’était le grand général qui avait la gloire, et le pauvre soldat rien que l’insulte et les coups de canne.

« À propos, à qui portez-vous des dépêches ? » demanda l’officier.

C’était une autre question scabreuse à laquelle je me décidai à répondre au hasard, et je dis : « Au général Rolls. » J’avais vu ce général l’année précédente, et je donnai le premier nom qui me vint à la tête. Mon ami s’en contenta parfaitement, et nous continuâmes notre marche jusqu’au soir, que, nos chevaux étant fatigués, il fut convenu que nous ferions halte.